La vie brève, et romancée, de Jan Palach

Photo: Le Dilettante

Le 16 janvier 1969, cinq mois après le début de l’occupation de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques, Jan Palach, un étudiant en histoire de 20 ans, s’immolait par le feu en haut de la place Venceslas. Son suicide, pensait-il, devait servir à réveiller un peuple dont il regrettait la résignation face au retour à l’orthodoxie communiste imposé par Moscou. Trois jours plus tard, le martyr mourait de ses brûlures dans un hôpital de Prague, suscitant une vive émotion au-delà même des frontières, pourtant de nouveau imperméables, de la Tchécoslovaquie d’alors. C’est à ce héros de la nation, symbole du rêve inachevé et évanoui qu’a été le Printemps de Prague, qu’Anthony Sitruk a consacré La Vie brève de Jan Palach, une biographie romancée publiée en juin dernier par les éditions Le Dilettante. Dans cette émission spéciale dans laquelle vous pourrez entendre quelques passages du livre et de nombreux extraits sonores de cette époque, et notamment les dernières paroles de Jan Palach sur son lit d’hôpital, Anthony Sitruk nous explique ce qui l’a tant fasciné dans cette histoire bouleversante :

Anthony Sitruk,  photo: Alexandre Toukaeff / Le Dilettante
« Mon intérêt pour Jan Palach vient d’un documentaire que j’ai vu à la télévision à l’âge de vingt ans, en 1995. Je suis tombé dessus un soir, un peu par hasard et j’ai découvert ce personnage que je ne connaissais absolument pas. J’avais pourtant sans doute survolé l’histoire de la Tchécoslovaquie, du Printemps de Prague, ou encore du Coup de Prague lors de mes études au collège et au lycée, mais tout cela était très flou pour moi, donc Jan Palach l’était encore plus. J’ai découvert ce personnage pendant ce documentaire d’une cinquantaine de minutes et il m’a absolument fasciné. J’avais son âge au moment où j’ai découvert le documentaire. J’avais une vie que j’estime assez confortable et je pense que cela a beaucoup joué. J’ai sans doute ressenti cette sorte de culpabilité que l’on peut ressentir face à Palach. »

« La fascination est partie de là, même si pendant vingt ans j’ai un peu mis de côté le personnage, jusqu’à y revenir pour ce livre. C’est donc comme ça que tout a commencé : autour d’un documentaire découvert par hasard à la télévision. »

Certes, l’histoire de Palach est frappante, mais pourquoi avez-vous ressenti cette culpabilité ?

« Je ne me sentais pas forcément coupable par rapport à l’invasion soviétique ou à des choses de ce genre, mais j’étais très confortablement assis dans ma chambre, j’allais en cours, j’avais des parents qui me logeaient et me nourrissaient… J’avais ce que j’appelle une vie de privilégié, tout allait bien. Je me suis rendu compte en voyant ce documentaire que d’autres personnes de mon âge, qui allaient en cours à la fac et qui avaient des parents comme moi, voyaient leur vie basculer du jour au lendemain parce qu’il y avait une invasion. On parle ici de l’invasion soviétique, mais c’est quelque chose qui peut arriver dans n’importe quel pays. Evidemment, j’ai mis cela en parallèle avec l’invasion nazie des années 1940. J’ai donc ressenti cette culpabilité, je me suis dit ‘j’ai une vie privilégiée et je n’en fais rien du tout. Je suis dans ma chambre tranquille, je fais mes devoirs, j’apprends mes leçons, je regarde des films et je ne fais rien d’autre pendant que d’autres, à l’autre bout du monde ou pas très loin de chez moi, vont aller manifester’. On était en 1995, donc il y avait les grandes grèves de 1995 auxquelles participaient des étudiants, mais moi, je n’y participais pas. Je me suis senti un peu coupable de ne strictement rien faire pendant que d’autres donnaient tant. »

Il vous a fallu vingt ans pour vous lancer dans le travail de rédaction de ce livre. Vingt ans, c’est aussi le temps qui sépare le geste de Jan Palach des manifestations qui ont abouti à la chute du régime communiste en 1989. Peut-on donc faire un parallèle ?

Photo: Le Dilettante
« Je n’avais pas fait moi-même ce parallèle, mais c’est tout à fait exact. Cela fait maintenant vingt-trois ans que j’ai découvert Jan Palach et j’ai commencé à travailler sur ce livre il y a quelques années, donc cela a pris environ vingt ans. Il est vrai que l’éveil a été tout aussi long en Tchécoslovaquie à l’époque. Le message de Palach met peut-être un certain nombre d’années à éclore chez les gens qui l’écoutent. »

Pour en revenir plus concrètement à votre livre, celui-ci n’est pas une biographie. Vous le précisez d’ailleurs d’entrée. En même temps, un lecteur qui ne connaît rien de l’histoire de Jan Palach en apprendra l’essentiel à son sujet puisque les faits historiques que vous relatez sont authentiques. On parle d’essai-reportage dans la présentation, mais aussi de roman… Comment qualifieriez-vous votre travail ?

« J’aime bien parler de biographie romancée. A la base, j’ai écrit un roman avec des personnages plus ou moins fictifs, qui avaient côtoyé Palach. J’ai donc intégralement écrit ce roman, puis je me suis rendu compte qu’il ne me convenait pas. Je l’ai mis de côté, je l’ai conservé quelque part au fond du disque dur de mon ordinateur et j’ai tout repris à zéro. Plutôt que d’écrire sur les gens qui avaient rencontré Palach, je me suis dit que j’allais écrire sur celui qui n’a pas vu Palach, c’est-à-dire moi. C’est très narcissique, mais l’idée était aussi de montrer ce que l’on sait en France de lui et ce que je retenais de lui. En France, on ne sait pas grand-chose de Palach. Il y a quelques articles de temps en temps, pas de livre, le documentaire dont j’ai parlé et qui a plus de vingt ans… Je me suis donc dit que j’allais enquêter dessus pour voir ce que nous, qui ne l’avons pas connu, savions de Palach. C’est ainsi que le livre s’est construit. »

« J’ai discuté un peu avec Štěpan Hulík, le scénariste de la série Sacrifice d’Agneszkia Holland sortie il y a quelques années et qui est consacrée à Palach. Il m’a dit que jusqu’en 1969, la vie de Palach n’avait pas plus d’intérêt que celle de n’importe quel autre étudiant. Il était un étudiant comme les autres, peut-être un peu plus intelligent, plus motivé et plus engagé, mais sa vie est tout à fait classique. Finalement, ce qui est intéressant, plutôt que de faire une biographie classique de Palach qui existe déjà en tchèque, c'est de montrer quelqu’un qui enquête sur Palach et qui part à la recherche des documents et des sources qui existent à son sujet. Cela m’intéressait beaucoup plus que de faire une biographie qui aille de sa naissance à sa mort. Je trouvais cela un peu redondant. »

Vous évoquez souvent dans votre livre votre travail de documentation, mais peu de sources tchèques, peu de rencontres avec des témoins tchèques de l’époque. Etait-ce là votre volonté ?

Jan Palach
« J’avais l’envie de voir ce qu’il y avait en France. J’ai un peu triché parce que j’ai pris aussi des sources anglophones, et que j’ai traduit ou fait traduire des sources tchèques. Mais le but était vraiment de voir ce que nous avions en France sur lui. Le fait est que nous avons peu de choses au sujet de Palach en France, mais aussi sur le Printemps de Prague et l’invasion par les forces du pacte de Varsovie. Chez nous, on sait vaguement que quelqu’un s’est immolé en 1969 mais on ne sait plus pourquoi ni où cela s'est passé. A la sortie du livre, plusieurs personnes m’ont demandé pourquoi l’invasion du mois d’août, qui se passe donc en été, s’appelait le Printemps de Prague. C’est dire à quel point on confond en France les diverses étapes de cette période… Palach est complètement oublié. J’ai même récemment parlé avec un professeur d’histoire au collège qui ne connaissait pas Jan Palach. En parlant avec des gens, je me suis rendu compte que certains se souviennent vaguement d’en avoir entendu parler dans les journaux à l’époque, puisque son acte est venu jusqu’à nous : des unes de journaux en ont parlé. Je voulais donc vraiment me focaliser sur ce que l’on sait de lui en France. »

En quoi selon vous le geste de Jan Palach est-il différent des sacrifices d’autres personnes dans le monde ? D’autres, en Tchécoslovaquie comme ailleurs, se sont également immolés, et il y a aussi d’autres formes de sacrifice. Pourquoi celui-ci est-il donc particulièrement marquant ?

Photo: Ondřej Tomšů
« Je pense que ce geste est une forme de communication. Pourquoi le message de Jan Palach passe-t-il alors que celui d’autres personnes qui se sont immolées, que ce soit Jan Zajíc à Prague, Ryszard Siwiec en Pologne, ou plus récemment David Buckel à New York, passe moins? Selon moi, il y a plusieurs raisons. La première est que Palach est jeune, il vient d’entrer à l’université, il a toute la vie devant lui et il s’immole sur la plus grande place de Prague au milieu de l’après-midi. Je pense que les conditions requises pour qu’on parle de lui sont là. L’autre chose à mon avis est de savoir contre quoi on se bat. Ryszard Siwiec, le Polonais qui s’immole en septembre 1968, le fait au milieu de la foule dans un stade pour protester contre l’invasion de la Tchécoslovaquie. Il proteste donc contre une armée qui envahit un pays. Je pense que les Soviétiques s’en fichent un peu que Ryszard Siwiec s’immole : c’est un acte trop minime par rapport à l’ampleur de l’invasion. Palach, quant à lui, s’immole six mois plus tard, non pas pour protester contre l’invasion en elle-même, mais pour demander l’arrêt de la publication d’un journal de propagande et l’arrêt de la censure. Il ne demande que ça. Il dit aussi ‘Attention je ne suis pas le seul. Chez vous d’autres personnes peuvent s’immoler, nous sommes nombreux à avoir prévu de le faire.’ Donc non seulement sa demande est limitée, mais en plus il promet qu’elle sera suivie. C’est tout cela qui fait qu’on parle de l’acte de Palach immédiatement dans Prague. Les affiches circulent, elles sont collées aux murs avec la lettre et la photo de Palach. On en parle encore dans les jours suivants, puisque certains le suivent, font des grèves de la faim… Tout est fait pour que ce message passe, et même si la StB (la police secrète communiste) a cherché à 'éteindre le feu' qu’il a contribué à déclencher, il demeure celui que l’on retient. »

« Autre chose que je trouve magnifique : on ne sait pas si le groupe des quatorze autres étudiants que Palach évoque et qui devaient s’immoler après lui, existe ou pas. Mais lui, sur son lit d’hôpital, leur fait passer le message de ne pas passer à l’acte, car c’est trop dur et trop douloureux. C’est un message qui ne sera pas suivi car d’autres s’immoleront, mais qui néanmoins contribue à rendre le personnage de Jan Palach encore plus beau. »

Photo: Le Dilettante
« C’est un acte qui a été qualifié d’inouï à l’époque et qui est insensé. Rappelons quand même qu’un psychiatre a parlé avec Palach à l’hôpital et a déclaré que celui-ci n’était pas plus fou que suicidaire, et ce contrairement à d’autres qui se sont immolés par la suite. Malgré la ‘normalisation’ qui commence en Tchécoslovaquie, Palach aurait très bien pu continuer à vivre tranquillement : aller en cours, rentre visite à sa mère et à son frère, avoir femme et enfants… Mais il a choisi de ne pas le faire. Se poser la question de savoir comment on passe de l’idée à l’acte est quelque chose d’effroyable. Dans le film Jan Palach [qui est sorti sur les écrans tchèques] le 21 août et dont j’ai vu la bande-annonce, on le voit à un moment tourner les pages d’un magazine et regarder la photo qui a fait le tour du monde du moine Thich Quang Duc qui s’est immolé à Saigon en 1963. Est-ce réellement en voyant cette photo que Palach a eu cette idée ? Je ne sais pas, mais j’ai essayé de comprendre en me disant que ce garçon – dont je parle même comme d’un enfant car j’ai aujourd’hui le double de l’âge qu’il avait au moment de sa mort – a dû avoir d’incroyables moments de solitude durant les derniers jours qui ont précédé le 16 janvier. Il a dû beaucoup réfléchir et se dire qu’il n’y avait rien d’autre à faire, qu’il fallait que quelqu’un le fasse et que ce serait lui ! »

« L’autre chose importante est que Jan Palach n’était pas non plus désespéré. Que ce soit à Prague, en France ou en Tunisie avec Mohamed Bouazizi, il y a eu des immolations désespérées qui voulaient dire ‘Je ne peux plus vivre dans ce monde’. Palach, lui, s’immole parce qu’il a l’espoir que son acte change la société et le monde. Ce message porteur d’espoir est quelque chose qui a sans doute contribué à le rendre plus ‘célèbre’. »

Dans le livre, parallèlement au développement de l’histoire de Jan Palach, vous évoquez votre passage à Prague en janvier dernier qui a servi à vous imprégner des lieux et de l’atmosphère de la ville. Comment avez-vous trouvé celle-ci ?

La plastique commémorative de Jan Palach,  photo: Filip Jandourek,  ČRo
« Prague est une ville que j’adore. J’y suis déjà allé trois fois et je compte y retourner en janvier prochain pour le 50e anniversaire de la mort de Jan Palach. C’est une ville magnifique qui a beaucoup changé. J’admire la rapidité avec laquelle les monuments et bâtiments ont été rénovés, mais on peut se demander si ce que Prague est devenue aujourd'hui est bien ce dont rêvait Palach… Je vous donne un exemple qui m’a fait sourire : lorsque l’on visite le musée du communisme – qui est très bien fait d’ailleurs -, on tombe à sa sortie dans une cour d’immeuble sur l’entrée d’un McDonald’s. Quand j’ai vu ça, je me suis dit que tout était là, à savoir que le tourisme, la mondialisation et le capitalisme sont bien présents désormais à Prague aussi. »

« Pour avoir discuté avec quelques personnes, je sais aussi que les jeunes Tchèques savent certes ce qu’est le Printemps de Prague et qui était Jan Palach, mais qu’ils ont un peu envie de tourner la page et en ont marre qu’on leur parle de tout cela. Prague a donc changé, mais quant à savoir ce que Palach aurait pensé de cette évolution – comme on me l’a demandé -, je ne sais pas… Je pense que Palach a vu son rêve s’accomplir en 1989 avec la révolution de velours. Pour le reste, Prague est une ville qui a continué à vivre depuis et qui ne s’en porte pas trop mal. »

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