Le Noël magique de 1989

La messe célébrée par le cardinal Tomášek le 29 décembre, 1989, photo: YouTube
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Depuis le début de l’automne, nous vous proposons une série d’entretiens réalisés avec des personnes d’horizons différents qui ont tous vu les événements de l’année 1989 bouleverser leur vie. Dans cette émission spéciale, c’est le prêtre Vojtěch Eliáš qui nous raconte comment il a vécu, en tant que jeune séminariste, non seulement la révolution de Velours, mais aussi la canonisation d’Agnès de Bohême qui l’a précédée de quelques jours ou encore de l’élection de Václav Havel président de la République. Grâce à son témoignage et grâce aux archives de la radio et de la télévision publiques, nous allons essayer de reconstituer, une fois de plus, cette ambiance exceptionnelle de la Tchécoslovaquie d’il y a 30 ans.

La lumière de Bethléem à České Budějovice,  photo: ČT24

En 1989, les fêtes de fin d’année ont été particulièrement intenses dans les régions frontalières, où les clôtures de barbelés qui ont séparé le pays de l’Allemagne de l’Ouest et de l’Autriche venaient d’être démantelées.

Le journal télévisé de l’époque a rapporté, entre autres, que la lumière allumée dans la grotte de la nativité à Bethléem est arrivée pour la première fois en Tchécoslovaquie. Elle a été ramenée par une jeune Autrichienne depuis Bethléem via Linz jusqu’à la ville tchèque de České Budějovice, pour être ensuite transportée dans les églises et les foyers du pays.

Le jour de Noël, la Télévision tchécoslovaque est allée à la rencontre des étudiants des écoles supérieures qui continuaient à faire la grève entamée après la répression de la manifestation du 17 novembre. :

Photo: Josef Šrámek ml.,  CC BY 4.0
« J’ai assisté à la messe de minuit. Elle était différente de celle de l’année précédente. Le curé s’est réjoui de pouvoir nous parler librement et ouvertement. »

« Tous les jours, je ressens beaucoup d’émotion par rapport à ce qui se passe dans notre pays. C’est mille fois plus beau que ce que dont nous avions rêvé. »

« Les gens viennent à la faculté pour nous féliciter et nous remercier. C’est très émouvant. Je n’ai pas vraiment l’impression de faire quelque chose d’exceptionnel. »

« Je n’ai jamais pensé qu’un Tchèque ordinaire puisse subir en quelques jours une telle transformation. Je ne le voyais pas comme ça, même pas dans cinquante ans. On peut enfin être fier de ses concitoyens. »

Vojtěch Eliáš,  photo: Magdalena Hrozínková

Trente ans après, de nombreux témoins des événements de 1989 éprouvent, certes, une nostalgie de ce sentiment de fierté nationale, d’unité et de solidarité. Le prêtre Vojtěch Eliáš, lui, était l’un des leaders estudiantins au sein de l’unique séminaire théologique tchèque qui existait, sous le régime communiste, à Litoměřice, ville située à quelque 90 kilomètres au nord-ouest de Prague. Plutôt que de l’ambiance de Noël 1989, il se souvient de l’effervescence de cette période-là. Même si la révolution est arrivée dans la petite ville de Bohême du Nord avec un peu de retard… Vojtěch Eliáš se souvient :

« Notre école, la Faculté théologique Cyril et Méthode, avait un statut particulier : elle n’était rattachée à aucune université. A l’origine, elle faisait partie de l’Université Charles, mais les communistes l’ont mise à part, sans doute pour séparer les séminaristes du reste de la société. Cependant, étant donné qu’il n’y avait pas d’autres écoles supérieures à Litoměřice, nous, les étudiants en théologie, nous sommes devenus les porte-paroles du mouvement révolutionnaire dans cette partie de Bohême du Nord, à Litoměřice, ainsi que dans d’autres villes de la région, à Ústí nad Labem et à Děčín. »

La canonisation d’Agnès de Bohême par le pape Jean-Paul II,  photo: ČT24
« La maison qui nous servait de résidence était un ancien établissement pour aveugles. Il y avait 80 places, or nous, les séminaristes, nous étions plus de 240 à y être logés. Nous ne pouvions pas quitter le séminaire, les sorties n’étaient pas autorisées, alors je pense que personne d’entre nous n’a participé à la manifestation du 17 novembre. Mais nous nous sommes tous rendus à Prague pour servir la messe qui s’est déroulée le 25 novembre à la cathédrale Saint-Guy, pour célébrer la canonisation d’Agnès de Bohême. »

Le 12 novembre 1989, Agnès de Bohême, princesse qui a renoncé au pouvoir et à la richesse pour s’occuper des plus pauvres, est canonisée par le pape Jean-Paul II. Quelque 10 000 croyants tchécoslovaques sont autorisés par le régime communiste à se rendre à Rome pour participer à l’événement, parmi eux Vojtech Elias :

« Nous, les séminaristes, nous étions censés chanter lors de la messe de canonisation. Ce qui était assez particulier, c’est que nous y sommes allés en avion, sans doute pour être mieux surveillés. Pour moi-même et beaucoup de mes collègues du séminaire, c’était notre tout premier voyage en avion ! Lorsque nous avons quitté Rome, les gens là-bas nous disaient : ‘Attention, vous ne retournez pas dans le même pays’. Mes collègues et moi, nous ne savions pas très bien de quoi ils parlaient. A l’époque nous vivions vraiment dans l’isolation totale au séminaire de Litoměřice, sans être au courant de ce qui se passait ailleurs. »

Après la messe, la manifestation

Le cardinal František Tomášek,  photo: Martin Davídek,  CC BY-SA 3.0
« Vous attendez certainement de moi un commentaire à propos de la situation actuelle dans notre pays. Lors de ce combat pour la vérité et la justice, nous sommes, moi-même, ainsi que toute l’Eglise catholique, du côté de la nation ! »

Ces mots prononcés, samedi 25 novembre 1989, à la cathédrale Saint-Guy de Prague, par le cardinal František Tomášek, lui-même persécuté par le régime communiste au début des années 1950, sont entrés dans l’histoire. Il a encouragé des milliers de croyants tchèques, réunis ce 25 novembre dans la cathédrale pragoise pour célébrer de la canonisation d’Agnès de Bohême, à rejoindre le mouvement révolutionnaire et à participer, le jour même, à la manifestation massive sur l’esplanade de Letná. Vojtěch Eliáš :

« En effet, nous avons formé une masse qui s’est dirigée depuis la cathédrale vers l’esplanade de Letná. Ce n’était pas une marche organisée. On était plus ou moins contraints d’aller à pied ‘quelque part’, car si mes souvenirs sont bons, le trafic du métro était limité, il ne s’arrêtait pas dans certaines stations, justement pour empêcher les gens de se rassembler et de manifester. Alors on est parti à pied et on s’est dit spontanément : pourquoi ne pas aller à Letná, puisque tout le monde y va ! »

« Ce jours-là, le cardinal František Tomášek a donc déclaré officiellement que l’Eglise catholique soutenait les Tchèques et Slovaques révoltés. Il a dit autre chose encore, très importante pour les croyants, à savoir que la ‘liberté était indivisible’. C’est-à-dire qu’on ne pouvait pas réclamer notre liberté religieuse, sans se battre pour la liberté en tant que telle. »

« Enfin, ce qui nous a donné, à nous, les futurs prêtres, l’impulsion de participer à la révolution, c’était la rumeur d’un étudiant mort lors de la manifestation du 17 novembre. Il s’est avéré plus tard qu’il s’agissait d’une désinformation, mais ce n’était pas important. Avec le consentement du cardinal, les séminaristes ont alors rejoint la grève déclarée par les étudiants dans toutes les universités. »

Photo: Archives de Monsieur Růžička
« Faire la révolution » dans la partie nord-ouest de la Bohême, une région principalement ouvrière et communiste, n’était cependant pas toujours facile. Vojtěch Eliáš :

« Nous, les étudiants en théologie, nous avons contribué à créer plusieurs organisations locales du Forum civique (Občanské forum, mouvement qui réunissait l’opposition anti-communiste, ndlr), nous avons distribué leurs tracts. A l’époque, nous n’avions pas d’ordinateurs et pas d’Internet, alors il a fallu à chaque fois que quelqu’un aille chercher les documents à Prague et les ramène à Litoměřice, en bus ou en voiture. »

« Je me souviens que nous avons été confrontés à plusieurs reprises à un sabotage. Il y avait des gens qui venaient prendre les tracts pour les redistribuer ensuite, or nous nous sommes aperçus que certains d’entre eux les jetaient ensuite à la poubelle. Cela me fait sourire aujourd’hui, mais je me souviens aussi combien j’étais surpris d’apprendre que tout le monde n’était pas aussi enthousiaste et favorable aux changements politiques que nous. Un jour, je suis allé à Prague en voiture, j’ai pris un auto-stoppeur, un monsieur sympathique, nous avons commencé à discuter, puis il m’a dit : ‘mais vous savez, je suis membre des milices populaires…Ça m’a fait un peu peur. »

Vojtěch Eliáš,  photo: Magdalena Hrozínková

Te Deum de Dvořák pour célébrer l’élection de Havel

Václav Havel et son épouse Olga à la messe célébrée par le cardinal Tomášek le 29 décembre,  1989,  photo: YouTube
« Je n’ai pas un souvenir précis de Noël de cette année-là. En revanche, je garde un très beau souvenir de la journée du 29 décembre, où Václav Havel a été élu président, et en particulier de la messe célébrée le jour même à la cathédrale de Prague par le cardinal Tomášek qui a donné sa bénédiction au nouveau président. On y a chanté Te Deum d’Antonín Dvořák et c’était vraiment un moment émouvant et important. Lorsque Václav Havel est entré dans la cathédrale, j’ai alors compris que quelque chose a vraiment changé dans notre pays. »

« Ce qui me vient à l’esprit dans ce contexte, c’est le rôle important et un peu oublié aujourd’hui que l’Orchestre philharmonique tchèque a joué pendant la révolution de Velours. Il a décidé de ne pas annuler ses concerts, mais de verser les bénéfices de ceux-ci au comité de grève. C’était une aide financière considérable. C’est justement l’Orchestre philharmonique qui a joué le Te Deum à la cathédrale à l’occasion de l’élection de Václav Havel. »

Photo: Magdalena Hrozínková
« Au début de 1990, la vie au séminaire a repris normalement, ou presque, car nous n’avions pas d’examens de fin de semestre. Aussi, quasiment tous les professeurs à la Faculté de théologie ont été remplacés, l’école ayant subi des changements importants après la révolution. Moi-même, lorsque j’ai obtenu mon diplôme, j’ai enseigné à la faculté pendant plusieurs années, avant de poursuivre mes études à Rome. J’ai ensuite dirigé des projets de la Charité catholique tchèque en Afrique et pour enfin être prêtre au Royaume-Uni, dans la paroisse de Wimbledon, d’où j’allais régulièrement célébrer les messes au sein de la communauté tchèque à Paris, une communauté qui m’était très chère. »

« Je fais partie de la première génération de prêtres tchèques qui n’ont pas connu les persécutions communistes, qui n’ont pas eu affaire à des dénonciateurs assis sur les bancs de l’église. Nous avons profité de cette liberté incroyable, elle nous a tous marqués. Hélas, beaucoup de mes collègues qui étaient dans la même promotion que moi ont quitté la prêtrise. Personnellement, j’explique cela par le fait qu’ils se préparaient pendant leurs études à fonctionner au sein d’une société qui s’est ensuite totalement transformée. Cela a bouleversé leur vie. C’était un problème plus général : tous les Tchèques n’ont pas immédiatement profité de la liberté retrouvée. »

La messe célébrée par le cardinal Tomášek le 29 décembre,  1989,  photo: YouTube