L’anticonformiste František Skála se présente à la salle du manège Waldstein

Photo: Denisa Tomanová

L’un des plus grands artistes contemporains tchèques, František Skála présente ses œuvres dans la capitale tchèque après treize ans de relatif silence. C’est la salle historique du manège Waldstein, Valdštejnská jízdárna, qui accueille l’exposition d’une cinquantaine d’œuvres, tant ludiques que mystérieuses. Artiste très touche-à-tout, passant par la musique ou la littérature, c’est à propos de ses nouvelles œuvres plastiques, mais pas seulement, que Radio Prague a interrogé František Skála, qui en a dévoilé davantage sur son propre monde créatif insolite ainsi que sur ses opinions sur le monde de l’art.

Un artiste joueur

František Skála,  photo: Denisa Tomanová
Ecouter parler František Skála, c’est faire une belle rencontre avec des histoires, où s’entremêlent originalité et inventivité avec une pertinence intelligente pimentée d’une vivacité d’esprit. Figure incontournable de la scène artistique tchèque, et rebelle à sa manière, František Skála, âgée d’une soixantaine d’années reste fidèle à ses valeurs de liberté totale, d’indépendance illimitée et de créativité désarmante.

Une de ses dernières grandes expositions a eu lieu en 2004 au palais du Rudolfinum à Prague. Depuis, plusieurs expositions ont été organisées à l’étranger, quelques plus petites à Prague, mais c’est au début du mois de mars que František Skála s’est dit prêt pour présenter ses œuvres, nouvelles pour certaines, au grand public. L’artiste a révélé pourquoi avoir choisi les lieux de la salle de Waldstein :

Photo: Denisa Tomanová
« Là c’est vraiment autre chose qu’au Rudolfinum, qui est aussi un bâtiment historique avec cinq salles à remplir. Ici à l’inverse, il fallait trouver une solution pour tout monter et assembler dans une seule pièce. Finalement, après m’être mis d’accord avec le directeur de la Galerie nationale Jiří Fajt, j’ai choisi cet espace de la salle de Waldstein, car c’est un grand espace au rez-de-chaussée, où l’on peut amener de lourdes œuvres plastiques. Je voulais absolument que l’on change tout l’espace. Puis cela est quand même assez rare que des artistes vivants exposent ici. La plupart du temps on trouve dans ces lieux des expositions historiques, sur Charles IV par exemple. Dès le début je savais quelle conception architecturale prendront les différents pavillons à thèmes, des sortes de petites expositions. Et qu’entre ces pavillons puissent être exposés les grandes plastiques. La Galerie nationale m’a donc permis de réaliser la forme du lieu et à l’aide de Šimon Caban, cela se reflète notamment dans l’atmosphère de la lumière au sein de l’exposition. Certains pavillons donnent sur les jardins, d’autres ont besoin de l'obscurité. Donc tout dépend de la nécessité de chaque chose. »

Un franc-tireur qui continue de créer à sa manière

L’exposition, formée de différents pavillons thématiques, donne l’impression de plonger dans des pénombres oniriques puis revenir à la réalité par l’époustouflante lumière du jour émanant des jardins de Waldstein mitoyens. Une question sur la lumière semblait alors plus qu’évidente :

Photo: Denisa Tomanová
« Toutes les lumières sont très importantes pour moi, tant intérieures qu’extérieures. Que ce soit du côté esthétique ou du côté qui crée la forme, le volume, les ombres. Je travaille avec la lumière intérieure qui émane des contenus spirituels. On peut voir des installations de lumières, basées sur différents types de sources de lumières et sur des matériaux transparents, comme le plastique. Puis au début de l’exposition, un autre pavillon est ouvert à la lumière du jour, et le soleil de l’après-midi, c’est vraiment très beau. C’est important pour les objets en polyester stratifié car le caractère transparent du matériau décompose la lumière et fait des sortes d’auras impressionnistes autour des objets. Cela a aussi un rapport avec le cycle de photographies faites avec du polyester stratifié et que l’on peut voir ici dans des boîtes illuminées. Donc effectivement, je travaille beaucoup avec la lumière, et illuminer les choses est très important, tout en y trouvant un équilibre avec d’autres objets qui nécessitent la pénombre, ou qui sont illuminés de l’intérieur, comme la maison des ombres tournantes. »

Un des pavillons qui attire l’œil est celui du Musaion, où des dizaines de curieux artefacts, certains plus personnels que d’autres, sont rassemblés sous le même toit offrant aux visiteurs une collection rare de l’artiste, telle des butins exquis recueillis depuis de nombreuses années ainsi que des curiosités ramenées du monde entier.

« L’inspiration ne se cherche sûrement pas sur Google »

Photo: Denisa Tomanová
Les propres œuvres de František Skála exposées ici sont façonnées à base de matériaux extrêmement éclectiques, autre grande passion évidente du bricoleur artistique, qui passe par le bois, le métal, le cuir ou le textile. Or même s’il a la réputation d’être un fervent collectionneur de choses trouvées et de ne travailler qu’avec les matières premières, son exposition à Prague présente deux tiers d’œuvres créées à base de matières plastiques. Quelle est alors son inspiration à lui ?

« On ne sait pas d’où nous vient l’inspiration quand elle vient. Mais c’est une des choses les plus importantes et les plus précieuses qui soit. Elle peut aussi s’arrêter. Le plus important c’est qu’une personne créative, qui veut maintenir cette inspiration, ne se laisse pas engorger par différents systèmes de communication et qu’elle défende son esprit pur et ouvert, qu’elle arrive à la manier, qu’elle soit comme une sorte de radar. Depuis de longues années je me défends contre ces choses qui tuent l’inspiration d’après moi. Car l’inspiration ne se cherche sûrement pas sur Google. Elle se cherche dans la vraie vie ou en provient. Et si on est ouvert d’esprit, alors l’inspiration est partout. Longtemps, je n’avais pas de téléphone portable, je n’utilise pas trop le courrier électronique, je n’ai pas de télévision, je n’ai pas de voiture. Et pourtant, je suis constamment dérangé par le fait d’être obligé par la société de faire certaines choses. Mais heureusement, je peux le permettre de dire : non je n’envoie pas de mails. Mais dans la plupart des cas, les personnes ne peuvent pas se le permettre. »

Photo: Denisa Tomanová
En plus d’être un illustrateur exceptionnel, photographe et musicien, František Skála est aussi un grand voyageur, ayant sillonné, parfois complètement seul, des dizaines de pays du monde entier comme la Chine, l’Australie, le Tibet, l’Inde ou le Peru ; des périples retracés dans ses carnets de voyage, dont les couvertures joyeuses et originales sont exposées à Prague. L’inspiration étant une notion subtile et difficile à cerner, les changements dans la société et l’actualité politique ont-elles eu des répercussions sur sa création d’artiste ? František Skála répond :

« L’évolution politique ne m’influence aucunement. Cela m’arrive parfois d’apprendre ce qui se passe en politique, mais je n’ai pas la nécessité de la commenter. Je crois que mon ambition première est de faire quelque chose de complètement différent, se donner avant tout du plaisir à soi-même, et par là, transmettre le bonheur aux autres. Mais l’art politique ne m’intéresse pas. Ce type d’art peut être bénéfique ou intelligent, mais concrètement, l’exposition d’Ai Weiwei, par exemple, à la Galerie nationale ne me dit rien. Je crois que le problème des réfugiés devrait être résolu d’une autre manière que par une installation. »

La relativité du temps, un sujet éternel

Même si František Skála reste toujours ouvert d’esprit, philosophe indépendant, on pourrait se demander dans quelle mesure l’évolution de la société pourrait également avoir une influence sur sa création artistique. Il poursuit :

Photo: Denisa Tomanová
« Cela m’influence dans l’autre sens. J’essaie de ne pas faire les choses que je n’aime pas. Dans la plupart des cas, j’imite souvent le travail du temps. Cela va dans le sens que le temps actuel se raccourcit continuellement, car le temps est une notion relative. Mais malgré tous ces ‘accélérateurs’ techniques de temps qui existent, le temps s’écourte et se réduit. Les gens n’ont plus le temps de rien. Le temps leur file entre les doigts, il disparaît. C’était déjà une crainte exprimée par Michael Ende (écrivain allemand de romans fantastiques, nldr), qui avait écrit dès la fin des années 1960 le livre pour enfants ‘Momo’ (‘Momo ou l’étrange histoire des voleurs de temps et de l'enfant qui rendit aux gens le temps qui leur avait été volé’, ndlr) et que j’ai d’ailleurs illustré. Ce best-seller, qui avait été écrit dans l’Italie des années 1960, une situation idyllique par rapport à l’horreur qui se passe de nos jours, mettait en garde contre des agents qui volent le temps des personnes, sous prétexte qu’il sera déposé chez eux qu’un certain laps de temps. C’est un livre qui est très important pour les enfants aussi, même s’il s’agit un peu d’un conte pour adultes. »

Et quelle est son impression face à la scène artistique tchèque actuelle et de quelle façon a-t-elle changé ?

« Je fréquente le milieu artistique depuis le début des années 1980, moment où a débuté ma carrière professionnelle. Et depuis la situation a énormément changé. Premièrement, il faut d’abord dire que nous avons connu le régime totalitaire, qui permettait de faire de l’art à des niveaux uniquement plus institutionnalisés, mais d’un autre côté, il y avait une certaine liberté, car paradoxalement on avait plus de temps. On n’était pas submergés par des non-sens. On se sentait plus libre, car tout d’abord, on savait qui était notre ennemi, et on pouvait donc se définir contre lui. On a eu cette grande chance d’avoir vécu la fin des années 1980, de voir que notre génération commençait à gagner. Mais je crois que de nos jours la situation est plus difficile pour les jeunes artistes, car ils sont automatiquement intégrés dans le business du milieu de l’art et ils n’y trouvent rien de bizarre ou d’anormal. Cela leur paraît tout à fait naturel et évident qu’ils veulent en faire leur métier et donc qu’ils font ainsi partie de cette boucle, de cette roue qui tourne, de ce que l’on appelle ‘le fonctionnement artistique’. »

Photo: Denisa Tomanová
Par le passé, les artistes organisaient leur exposition eux-mêmes, mais avec l’arrivée de nouvelles générations d’artistes, František Skála souligne l’apparition de nouvelles notions, inexistantes par le passé, telles que « curateur » ou « commissaire » de l’exposition, un mot qui lui paraît inapproprié et même humiliant face aux artistes, comme s’il devait être leur « garant ». A l’heure actuelle, selon František Skála certains curateurs ont même plus de poids que les artistes eux-mêmes, et peuvent parfois les utiliser pour arriver à leurs fins. Dans ce sens, František Skála développe :

« Nous avions créé l’ensemble artistique Tvrdohlaví (Les Têtus, ndlr) à la fin des années 1980, et notre génération était vivement opposé à cela. On ne voulait même pas de ‘théoricien’ dans le groupe, car on considérait que c’était inutile. Parce que n’importe quelle théorie est toujours complémentaire. Tout ce que font les artistes peut par la suite être expliqué de façon complémentaire. Et le devoir des historiens de l’art est de ranger ensuite les artistes dans le contexte du développement des arts plastiques. »

Un homme à plusieurs visages

František Skála aime cultiver sa liberté absolue, ce qu'il démontre notamment dans sa réponse à la question de savoir si le changement de régime politique dans le pays avait eu des répercussions artistiques sur lui, et s’il était mieux de créer après 1989 :

Photo: Denisa Tomanová
« C’est la même chose. En tout cas pour moi oui. Cela ne m’a pas du tout influencé. Peut-être qu’à une certaine époque de prise de conscience de soi, après avoir terminé mes études. J’ai commencé à gagner ma vie en tant qu’illustrateur professionnel de livres et de livres pour enfants, ce n’est que par la suite, que j’ai commencé à faire petit à petit une sorte « d’art libre » pendant mon temps libre. Je me sentais même comme un ‘artiste du dimanche’, qui faisait quelque chose pour lui pendant les week-ends. En fait au début, je ne voulais pas du tout en faire mon métier, car elle est vraiment là la plus grande liberté : celle de ne pas réfléchir à la nécessité de vendre les choses par la suite etc. Au début, je ne voulais pas du tout vendre mes œuvres. Ce n’est qu’avec le temps, quand elles se sont accumulées, que j’en ai fait mon métier de façon naturelle. Mais sinon, la création artistique, c’est ce qu’il y a de plus important. L’artiste ne doit pas se laisser influencer par divers facteurs qui croisent son chemin, comme par exemple les galeristes qui exercent une pression sur lui, afin qu’il peigne des œuvres précises, seulement parce que celles-ci se vendent mieux. C’est le chemin de l’enfer sinon. »

Si František Skála n’a pas l’habitude de prévoir les choses à l’avance, le membre du groupe de musique Tros Sketos, se produira aux côtés de ses amis collègues musiciens le 10 mai prochain au théâtre Archa, dans le cadre du projet « Finský barok », qui peut peut-être traduit en français par Baroque finlandais.

L’exposition de František Skála, est ouverte au grand public à la salle du manège de Waldstein jusqu’au 3 septembre 2017.