Le Cil Vert : l’envers du décor de l’élevage intensif raconté en bande-dessinée

Photo: repro Jean-Fred Cambianica, Le Cil Vert, 'On n’est pas du bétail! / Delcourt'

Comment combiner humour et rigueur sur un sujet aussi sérieux que le changement climatique et les conditions de vie des animaux que l’on consomme dans nos assiettes, les deux étant par ailleurs liés ? Le dessinateur de bande-dessinée Le Cil Vert et l’auteur Jean-Fred Cambianica ont relevé le défi avec une nouvelle BD intitulée On n’est pas du bétail. Rencontre avec le dessinateur français, praguois d’adoption depuis quelques années.

Sylvère Jouin,  photo: Barbora Němcová

Sylvère Jouin, bonjour. Vous êtes dessinateur de bande-dessinée, sous le pseudo Le Cil Vert, vous êtes installé à Prague depuis quelques années déjà. Radio Prague avait eu le plaisir de vous rencontrer en 2018 à l’occasion de votre livre Rentre dans le moule. Cette fois-ci, c’est suite à la sortie de la BD On n’est pas du bétail, publié en octobre dernier aux éditions Delcourt et coécrit avec Jean-Fred Cambianica, que nous nous rencontrons. Comment est née cette nouvelle BD et de quoi parle-t-elle ?

Photo: repro Jean-Fred Cambianica,  Le Cil Vert,  'On n’est pas du bétail! / Delcourt'
« Elle est née à partir d’une rencontre avec Jean-Fred Cambianica. On s’est rencontrés en travaillant au CCFD, une ONG internationale. On a créé un personnage, un jeune, avec une mèche devant les yeux, qu’on a utilisé pour parler de différents sujets tels que la surconsommation, la malbouffe, les zones franches au Nicaragua pour la fabrication des jeans. Il y avait beaucoup de thèmes qui étaient orientés vers la jeunesse et qui utilisaient le médium de la BD pour atteindre des jeunes et informer des sujets qui nous semblaient capitaux. Jean-Fred a une l’idée de poursuivre l’aventure de ce personnage en créant une sorte de petite structure, les éditions Salsifis, dédiées à la création d’une bande-dessinée : Braillane, dont le sujet principal était la surconsommation ainsi que ses conséquences nocives pour la planète et lui-même. »

Une collaboration entre un éditeur et une ONG

Ce personnage intervient également dans cette nouvelle BD, On n’est pas du bétail. De quoi parle-t-elle ? On parle évidemment de surconsommation, mais de manière plus précise encore.

« Jean-Fred, toujours à l’origine du livre, s’est dit qu’on allait faire une nouvelle aventure de Braillane. On a commencé à réfléchir à une suite. L’idée était de mettre en relation Delcourt, un éditeur de BD qui a pignon sur rue, un grand éditeur en France, avec une ONG. On s’est dit qu’on allait mélanger les deux. »

C’est courant ce genre de collaboration ?

« Je ne sais pas si c’est courant. Beaucoup d’auteurs de BD surfent entre les deux. La Revue dessinée par exemple y est dédiée. J’avais aussi fait un article pour cette revue. On y associe les journalistes, la BD et les ONG. Là, l’idée était vraiment de mettre en relation l’éditeur et l’ONG L214, qui fait beaucoup parler d’elle en France et qui est la plus importante à s’occuper de la protection animale. On parle souvent d’elle comme d’une ONG végane parce qu’elle parle de l’intérêt du véganisme pour la planète, pour le bien-être animal etc. Il y a quelques années, elle a placé des caméras dans des abattoirs et on a pu voir l’envers du décor. Il y a eu des procès qu’ils ont perdus parce qu’il s’agissait d’une intrusion dans une propriété privée. Mais on garde en mémoire ces images et on se pose la question de savoir ce qui est le plus important, la propriété privée ou la réalité ? »

Photo: repro Jean-Fred Cambianica,  Le Cil Vert,  'On n’est pas du bétail! / Delcourt'

La souffrance animale et humaine dans les abattoirs

Que se passe-t-il derrière les portes de ces abattoirs, tant pour les animaux que pour les employés ?

Photo: repro Jean-Fred Cambianica,  Le Cil Vert,  'On n’est pas du bétail! / Delcourt'
« Voilà, c’est cela. Quand j’étais plus jeune, j’ai travaillé dans un abattoir. Je suis originaire de Normandie et je viens d’une famille où il fallait trouver un travail, donc j’ai fait cela pendant une semaine, dans un abattoir à poulets. Le souvenir que j’en garde c’est ce climat de souffrance avec les animaux, c’est terrifiant. Mais il y a aussi une vraie souffrance des hommes… Les vidéos de L214 ont montré des personnes qui pétaient les plombs et qui se sont retrouvés en procès parce qu’ils avaient commis des actes de cruauté envers des animaux. Mais il y a une vraie souffrance, avec des gens qui sont en bout de chaîne, qui sont présents au moment où les animaux sont tués et la chair est encore chaude. On prend ces animaux à bras le corps et en bout de chaîne on doit les mettre dans une barquette pour qu’ils ne ressemblent plus à des animaux, mais à quelque chose de rectangulaire. J’aime bien la petite phrase de Paul McCartney qui disait que si les abattoirs avaient des vitres, on serait tous végétariens. C’est la meilleure façon de définir cette bande-dessinée : c’est une vitrine ! »

Cette BD est un peu spéciale, puisqu’elle mêle des pages de comic-strip classiques à des pages disons pédagogiques… A partir d’une petite histoire précise, vous développez un sujet. Par exemple, quand quelqu’un veut devenir végan, comment faire en sorte d’avoir un régime alimentaire équilibré puisqu’un apport en protéines est nécessaire aux humains ?

Photo: repro Jean-Fred Cambianica,  Le Cil Vert,  'On n’est pas du bétail! / Delcourt'
« Exactement : c’était notre collaboration avec Jean-Fred. Il était la personne qui m’apportait des feuilles A4 avec du texte, des chiffres… Il a découpé la bande-dessinée en plusieurs parties, un peu comme si sur une piste de ski il avait placé des poteaux. C’est dur de mettre des poteaux, c’est du travail. Moi j’ai juste mis les skis et j’ai fait : youhou, c’est super cool !! Faire de la bande-dessinée avec ça c’est génial, c’est slalomer entre tous ces chiffres, et c’est ce que je fais aussi tous les jours quand je travaille pour des ONG, des magazines : on me donne des textes et j’y slalome pour pouvoir y faire apparaître de l’humour ou illustrer l’idée. Là, c’était sur un format de BD, avec des personnages que je connaissais bien, qui me faisaient rire et qui, j’imagine font aussi rire le lecteur. Car c’est le but : faire rire ! »

Photo: repro Jean-Fred Cambianica,  Le Cil Vert,  'On n’est pas du bétail! / Delcourt'

Quand les jeunes éduquent les adultes

Puisque vous évoquez les lecteurs : ce qui est intéressant dans cette bande-dessinée, c’est à la fois le côté pédagogique et l’aspect BD plus classique. Finalement, elle peut être lue à tout âge, par des jeunes et des adultes…

Photo: repro Jean-Fred Cambianica,  Le Cil Vert,  'On n’est pas du bétail! / Delcourt'
« J’ai 40 ans et quand j’étais plus jeune, on nous a dit, à nous les enfants, de mettre des ceintures de sécurité en voiture. Nos parents avaient tendance à nous dire : ‘Mais non, c’est bon…’ Mais en fait, on a obligé nos parents à mettre des ceintures de sécurité parce qu’on nous avait tellement informé sur la question de la sécurité routière qu’on a eu peur pour nos parents ! On ne comprenait pas pourquoi ils ne la mettaient pas. Actuellement, il y a un mouvement autour d’une jeune Suédoise… Quand les adultes sont au volant d’une voiture sans ceinture, il faut leur dire de le faire à un moment donné. Là, c’est ce qui se passe actuellement avec le changement climatique. Le véganisme, même si des gens pensent que c’est une secte, est une solution durable à un problème global. C’est ce que disent des scientifiques du GIEC : le véganisme est une solution pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. »

Avant de travailler sur cette BD étiez-vous déjà sensibilisé à la cause animale et aux dérives de l’industrie d’élevage intensif ? Vous disiez avoir travaillé dans un abattoir… Quand est-ce qu’est survenue cette prise de conscience pour vous ?

Photo: repro Jean-Fred Cambianica,  Le Cil Vert,  'On n’est pas du bétail! / Delcourt'
« Je fais partie de cette caste de bobos parisiens, même si aujourd’hui je suis à Prague et très heureux d’y être. Mes amis et moi-même avons arrêté la viande, arrêté le plastique, commencé à acheter des vêtements recyclés etc. On fait partie de cette génération qui essaye de faire en sorte que ses enfants ne nous regardent pas un jour avec de gros yeux. J’étais flexitarien depuis pas mal d’années, c’est-à-dire avec une consommation de viande occasionnelle. L’idée était de réduire cette consommation de viande. Quand j’ai commencé la bande-dessinée, j’ai switché en végan. Aujourd’hui, je suis végétarien, mais très facilement : c’est une évidence. Mais c’est clair que c’est une prise de conscience progressive et générationnelle. »

Vous vivez à Prague depuis quelques années. Ces questions sont-elles d’actualité en Tchéquie selon vous ?

« Oui et non ! Oui, à Prague, parce que c’est une capitale, parce qu’il y a une grosse communauté américaine. Il y a beaucoup de restaurants végans. »

Aujourd’hui peut-être, mais il y a 15 ans c’était loin d’être le cas…

Photo: repro Jean-Fred Cambianica,  Le Cil Vert,  'On n’est pas du bétail! / Delcourt'
« Oui. Ce que je trouve intéressant, ce sont les restaurants où la carte est divisée en trois. Il y a un restaurant à côté de là où je travaille où la carte est végane, végétarienne et carnée. Ça, ce sont des avancées qui sont déjà intéressantes ! Dans le reste du pays, je suis étonné de voir que la culture de la viande est très présente. Et il n’y a pas beaucoup d’animaux en liberté : on voit de grands hangars. Le lien qu’on a ici, mais comme en France d’ailleurs, avec les animaux, c’est ce qu’il y a sur l’étiquette des produits alimentaires. Des étiquettes pensées par des agences de communication et qui montrent un monde idéal. Mais ce n’est pas la réalité. La réalité est derrière la porte des hangars : c’est l’entassement des animaux et la souffrance animale. »

Bientôt un livre sur Prague

Quels sont vos projets en cours, en France ou en Tchéquie ?

« Je suis en train de terminer un livre qui va être publié dans quelques mois chez Delcourt dans la collection Shampoing, dirigée par Lewis Trondheim. C’est un ouvrage qui parle de Prague, qui parle de l’écriture et qui, pour moi, représente un super équilibre entre la France et la République tchèque. Je dessine des bâtiments, un personnage qui est à Prague, une espèce d’alter ego auquel j’ai inventé une vie dans la capitale tchèque. »

Alors cela veut dire qu’on va se revoir dans quelques mois pour en parler sur Radio Prague Int. ?

« Avec plaisir ! »

http://www.lecilvert.com