Miroslav Tichy : un Diogène morave voleur d'images

Photo: Miroslav Tichy
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S'il est vrai que nul n'est prophète en son pays, ce proverbe va comme un gant au photographe Miroslav Tichy ainsi qu'à l'histoire de sa vie et de son oeuvre. Inconnu en République tchèque, à la fois de son propre fait et à cause de l'histoire du pays, la Kunsthaus de Zurich, en Suisse, expose ses photographies jusqu'au 18 septembre.

A croire que ce personnage étrange et fascinant avait un nom prédestiné : en tchèque, « tichy » signifie « silencieux », et ce sont en effet des décennies de silence que vient briser la reconnaissance tardive de Miroslav Tichy.

Né en 1926 dans un petit village morave près de Brno, il fait des études à l'Académie des Beaux-Arts de Prague où il se consacre plutôt à la peinture et au dessin. En 1948, survient le coup de Prague, une rupture historique et existentielle, comme le confirme, Roman Buxbaum, psychiatre et artiste lui-même, ami de Miroslav Tichy, à l'origine de la redécouverte de son oeuvre :

« Il n'a pas réussi à se plier aux changements radicaux qui ont eu lieu. C'était déjà un rebelle né. Il s'est dressé contre les nouveaux maîtres qui voulaient qu'il peigne des ouvriers en bleu de travail plutôt que des corps de femmes. Il s'est mis à se moquer d'eux, et d'autre part, il s'est littéralement échappé du système. Ce n'était d'ailleurs pas le seul. Cela a été une rupture non seulement pour lui, dans sa vie, mais aussi une rupture dans la vie de tout le pays. Lui a réagi à cette situation en se retirant et en s'isolant, en coupant les liens avec la société. »

Ce fils de tailleur commence alors à se négliger, à ne plus changer ses vêtements qui deviennent peu à peu des loques. Les femmes qu'il peignait à l'Académie d'après modèle, il les troque contre les femmes de son village, qu'il photographie sous le manteau, à la hâte, des clichés en noir et blanc, souvent flous, mal cadrés, qu'il retouche parfois chez lui d'un coup de crayon. Une cuisse, un galbe, des jambes, une courbe, ces photos sont comme celles que prendrait un paparazzi, comme un voleur, mais le talent en plus. Et des femmes ordinaires de son village, un peu comme ces passantes que chanta Georges Brassens, il fait des figures de la Femme à l'instar des grands maîtres, dans leur diversité et leur imperfection. Tobia Bezzola, commissaire de l'exposition de Zurich explique comment s'est faite la sélection des photographies exposées à la Kunsthaus :

« On a essayé de montrer l'oeuvre dans son ensemble, car il y a différents aspects. Il y a l'aspect documentaire où l'on voit vraiment bien la vie quotidienne de son village, il y a l'aspect plutôt collage, bricolage, il y a tous les aspects techniques avec ses moyens tout à fait particuliers, car il a aussi créé des effets très spéciaux. L'idée était vraiment de donner un panorama, un choix de la richesse de cette oeuvre. »

Femmes debout, assises, marchant, à la piscine, dans les rues, la peau nue est omniprésente, mais étrangement, Tichy ne passe jamais pour un voyeur. Au contraire, même dans l'urgence de ces centaines de photos prises par jour à la dérobée, armé d'appareils photos qu'il fabrique lui-même avec un bout de sparadrap, des boîtes de conserve, du carton, elles restent imprégnées d'une grande douceur, comme le souligne Tobia Bezzola:

« C'est une oeuvre érotique, parce que Tichy est fasciné par les femmes, ça c'est clair, mais ce n'est jamais d'une manière aggressive, parce qu'il maintient la distance et le respect et on a toujours l'impression qu'il y a une admiration artistique pour la beauté des femmes. »

Roman Buxbaum raconte que la fibre artistique lui a été transmise par Tichy lorsqu'il était petit, lorsque celui-ci lui avait fabriqué un appareil photo avec une boîte à chaussures pourvue d'un trou et de film photo, « camera obscura » avec laquelle il allait se poster dans les rues de sa ville. Il insiste lui aussi sur l'aspect esthétique de son oeuvre :

« Tichy n'est pas plus voyeur que n'importe quel autre homme moyen. Il a certes choisi le thème du corps féminin pour son oeuvre, mais à ce moment-là, Matisse ou Modigliani seraient également des voyeurs, ou bien même encore plus quelqu'un comme Saudek. Son oeuvre a évidemment une composante érotique, mais celle-ci se situe essentiellement dans la tête de l'observateur plus que dans celle de Miroslav Tichy lorsqu'il prenait ses photos. Il faut regarder aussi comment il retravaillait certaines de ses photos, au stylo par exemple, il s'agit d'une intervention de l'artiste, une intervention d'inspiration académique qui habille et dissimule pudiquement ce qui lui semblait trop dévoilé. »

Emigré avec ses parents en Suisse en 1968, Roman Buxbaum était une des rares personnes à avoir connaissance de cette oeuvre exceptionnelle. Et l'ami de ce misanthrope était aussi sans doute la seule et unique personne à parvenir à convaincre Tichy de le laisser organiser une exposition à sa place. Roman Buxbaum :

« Tichy est un grand sceptique. Non seulement il refuse la société et la culture dans leur ensemble, mais il refuse également les expositions. J'ai longtemps hésité à savoir si j'avais le droit ou pas de mettre ses oeuvres sous les feux des projecteurs alors que lui-même est si ambivalent et si négatif envers les expositions. J'ai décidé d'essayer malgré tout, je ne pouvais pas endosser le fait qu'il pourrait ne pas profiter un peu de son vivant d'être connu et reconnu, comme il le mérite et ce, même s'il ne recherchait pas cette reconnaissance et cette gloire. Les gens riaient toujours de lui quand ils l'entendaient dire de lui-même qu'il était un artiste et qu'il se comparait aux grands maîtres de la Renaissance ou aux Modernes, ils le prenaient pour un fou, ils l'évitaient à cause de ses guenilles...»

En attendant, cet ours bourru n'aurait malgré tout pas caché son émotion et sa joie, en voyant le fruit de cinq ans de tournage, un documentaire réalisé par son ami Buxbaum, ni même en voyant le catalogue de l'exposition. Mais de là à se gargariser de cette gloire soudaine qui lui a valu le « Prix découverte » aux Rencontres internationales de la photographie d'Arles et qui fait vendre ses photos jusqu'à 12 000 euros, il y a un pas à ne pas franchir. Roman Buxbaum le souligne encore : Miroslav Tichy reste un stoïque...