Roman Kameš : « L’Inde a ouvert mes yeux de peintre »

'Rajasthan', 2008

Indigo, safran, mousson. Tel est le titre de l’exposition des œuvres de Roman Kameš, installée à la Galerie d’art de Karlovy Vary jusqu’au 8 avril. Installé en France depuis les années 1970, il est revenu sur son parcours d’artiste depuis sa jeunesse à Prague jusqu’à aujourd’hui. De même que sur le tournant radical prise par sa création après un séjour en Inde du Nord.

Roman Kameš,  photo: Martin Vlček
Roman Kameš, vous êtes né en 1952 à Prague. Vous êtes peintre, vous vivez en France depuis les années 1970. J’aimerais revenir à vous débuts, ici, en Tchécoslovaquie. Je crois savoir que vous avez essayé d’entrer aux Beaux-Arts à Prague mais que ça n’a pas marché, mais ça a fonctionné pour Paris…

« La situation dans les années 1960, ou pire, dans les années 1970, l’enseignement de l’art en République socialiste tchécoslovaque n’avait rien à voir avec ce qui se faisait à Paris. Ils acceptaient une douzaine d’étudiants dans l’année. Il y avait un numerus clausus très sévère. Ensuite, c’était aussi le piston qui jouait. J’ai fait ce que j’ai pu, j’ai tenté d’être admis aux Arts déco et aux Beaux-Arts. Je suis arrivé jusqu’au cercle final, mais jamais admis. Cela a été finalement une chance. J’ai trouvé un moyen de partir clandestinement. »

Par la Turquie ?

« Exactement. Par la Turquie. Je suis passé par l’Italie, la Suisse, jusqu’à Paris, où j’avais déjà ma carte d’étudiant et j’étais assuré à la sécurité sociale. J’étais très bien reçu, j’étais heureux comme tout. Le seul problème, c’était comme toujours à Paris, le logement, même si cela n’a rien à voir avec aujourd’hui. »

Vous saviez en partant que c’était un aller sans retour…

'Systèmes optiques',  1989
« Absolument. Mais tout ce qui a un début a aussi une fin. Mais à l’âge de vingt ans, on pensait que ça ne changerait plus. »

Vous êtes resté en contact avec ceux que vous aviez laissé derrière vous en Tchécoslovaquie ?

« Tout à fait. On s’écrivait régulièrement avec mes parents. Une fois à la retraite, ils ont eu le droit de venir en France plusieurs fois. Mes camarades de classe n’ont jamais eu peur de m’écrire. »

Comment êtes-vous venu à la peinture ?

« C’était vraiment un rêve d’enfance. Mon grand-père peignait un peu en amateur. J’étais fasciné par les couleurs de la peinture à l’huile. Au début, je ne faisais que des aquarelles ou des gouaches, ou des temperas. Ensuite j’ai voulu passer à la vitesse supérieure et être un peintre sérieux. »

'Eboulement du sol',  1998
Revenons encore un petit peu en arrière. Vous aviez environ 16 ans en 1968, au moment de l’invasion soviétique. Comment avez-vous vécu cet événement ?

« Je n’avais pas tout à fait 16 ans. Je n’étais pas loin de Prague. Nous avons jusqu’à aujourd’hui un grand jardin avec une maison, près de l’aéroport de Ruzyně. Un matin, ma grand-mère me réveille et me dit : ‘Roman, lève-toi, les Russes sont ici’. Et en effet, j’ai vu des hélicoptères qui se posaient dans les champs de maïs environnants. »

Cela vous a marqué…

'Montagne Kailas',  1998
« C’était une énorme déception. »

Vous êtes arrivé en France dans les années 1970. Vous souvenez-vous de vos premières impressions de la France ?

« C’était un grand soulagement. Je me suis baladé dans Paris, dans les quartiers que je ne connaissais que de nom : Montparnasse, Montmartre etc. Avant de venir en France, j’avais lu les vies des grands artistes d’Henri Perruchot. C’était un rêve de Don Quichotte. »

En tant que peintre, Paris était une suite logique…

« Au début, je n’osais même pas aller jusqu’à Paris. Je m’étais dit que je demanderais une admissions aux Beaux-Arts de Munich ou de Bruxelles. Mais j’ai demandé Paris, et ça a marché comme sur des roulettes. J’ai été très bien reçu par un peintre abstrait, belge, Gustave Singier, qui m’a volontiers accepté dans son atelier et qui m’a beaucoup encouragé. »

Roman Kameš
Nous allons faire un saut dans le temps. A l’heure actuelle vous avez une exposition à la galerie d’art de Karlovy Vary, qui se déroule jusqu’au 8 avril. Ces peintures sont inspirées par l’Inde. En 1992, vous êtes pour la première fois allé dans le nord de l’Inde. On peut dire que c’est un véritable tournant dans votre création…

« Tout à fait. Au début, quand je suis arrivé à Paris, j’étais très influencé par la peinture minimaliste, par l’art conceptuel. A la fin, je suis arrivé à un monochrome un peu grisâtre. Un ami qui allait faire des photos en Inde du Nord, notamment au Ladakh, me parlait toujours de cette région. Je ne voyais pas trop de quoi il parlait. De toute façon, j’avais été un peu partout : depuis 1973, j’ai beaucoup voyagé en stop, j’ai vu tous les musées d’Europe. Mais je me suis dit : pourquoi ne pas aller en Inde ? J’y suis allé et c’était merveilleux. »

'Montagne sous la mousson'
Quelle technique utilisez-vous pour ces tableaux ?

« J’utilise plusieurs techniques même si je suis resté fidèle à la tempera. J’utilise un papier qui vient de l’Himalaya oriental. Mais j’utilise aussi le ‘markalak’, une alluvion de l’Hindus, une sorte d’argile que j’utilise comme fond. J’enduis le papier et les toiles de ‘markalak’. A part cela, je fais également des tableaux à l’huile, mais moins souvent. »

C’est incroyable de vous entendre dire que vos peintures auparavant étaient grisâtres, car ces peintures faites après votre rencontre avec l’Inde en sont l’inverse total : elles sont colorées, sans couleurs criardes, ce sont des couleurs très profondes. Le rouge ressemble presque à du velours…

« Dans les années 1970, avec l’essor de tous ces mouvements, du post-minimalisme, du conceptualisme, il est presque interdit de peindre avec des couleurs. Il y avait même des tendances qui disaient que le tableau est un produit de la culture bourgeoise. Je croyais me trouver dans les années 1950 dans un pays communiste. Mais ces idées n’ont pas fait long feu et on est passé à autre chose. De cet extrême, les galeries sont passées à un équivalent de ‘neue Wilde’, la figuration libre. Moi j’ai fait un long voyage vers la couleur et je l’ai trouvée. Je me suis aperçu, même si c’est une banalité, qu’en Inde, le rapport à la couleur est totalement différent. Quand vous peignez des rouges avec du jaune, cela ne veut pas dire que vous êtes expressionniste, ça veut dire que ça vous plaît, que ça donne une certaine lumière. Cela ne part pas d’une crispation, mais d’une harmonie. L’Inde a véritablement ouvert mes yeux de peintre. »

Vous avez lancé des ateliers de peinture au Ladakh…

« C’est une activité merveilleuse. Je faisais beaucoup de treks. Avec un ami de Grenoble, nous avons fait tous les cols au Ladakh. Quelques fois, en m’arrêtant, je faisais de petites aquarelles, malgré la fatigue, parce que nous faisons tous ces treks à pied, sans ânes, sans chevaux. Des enfants de certains villages étaient complètement fascinés par la peinture. Un jour, j’ai rapporté des peintures, du papier. Tout cela coûte assez cher, c’est pour cela que les enfants ne peuvent pas s’en procurer. J’ai commencé à faire des ateliers dans des écoles publiques ou monastiques, notamment chez des bouddhistes mais aussi chez des musulmans chiites, chez des Indiens shivaïtes. »

Ces ateliers sont organisés depuis quand ?

« Depuis 1996. Le 15 avril, je pars justement dans l’Himachal Pradesh. Je vais travailler avec des réfugiés tibétains. Je vais rester seulement trois semaines. J’ai un autre projet dans un pays lointain mais pas confirmé. De toutes les façons je retourne au Ladakh en juillet. »

Finalement, vous partagez votre vie entre la France, la République tchèque et l’Inde…

« Oui, surtout entre mon atelier à Alfortville et mon atelier au Ladakh chez les lamas konchog. En République tchèque, j’imprime des livres de bibliophilie. »