Une biographie française de Milan Kundera entremêle sa vie et son œuvre

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« J’ai écrit une biographie de Milan Kundera qui n’en est pas une », remarque Jean-Dominique Brierre, auteur du remarquable livre « Milan Kundera - Une vie d’écrivain », paru en 2019 aux éditions de L’Archipel. Un récit captivant, dont l’équivalent n’existe pas en Tchéquie, et qui permet de découvrir le riche parcours de l’un des écrivains majeurs du demi-siècle dernier. Au micro de Radio Prague, Jean-Dominique Birerre raconte le grand défi qu’a représenté pour lui l’écriture de cette biographie littéraire consacrée à Milan Kundera, personnage secret, paradoxal et absent des médias.

Jean-Dominique Brierre, permettez-moi de commencer cet entretien sur un ton un peu plus personnel. Votre livre « Milan Kundera - Une vie d’écrivain » est une véritable découverte aussi pour les lecteurs tchèques. Il contient en effet de nombreux témoignages et entretiens inédits en République tchèque liés à la vie et à l’œuvre de l’écrivain. Je rappelle que vous avez écrit plusieurs biographies consacrées à des musiciens, notamment celles sur Leonard Cohen et Bob Dylan. Les lecteurs tchèques connaissent surtout votre livre consacré à Edith Piaf. Après ces ouvrages, pourquoi cette biographie de Milan Kundera ? Était-ce votre souhait de l’écrire ?

Jean-Dominique Brierre,  photo: YouTube
« J’avais envie d’écrire un livre spécifiquement sur la littérature. Jusqu’à présent, je tournais un peu autour : j’ai écrit sur Leonard Cohen et Bob Dylan, qui sont des chanteurs mais aussi des poètes. J’avais envie cette fois-ci de faire un livre purement littéraire et comme Kundera est l’un de mes auteurs préférés, je l’ai choisi. En plus, le genre de livre que je voulais écrire n’existait pas. C’étaient donc mes deux raisons de le faire. »

Je suis parti de l’œuvre pour aller vers l’homme

Était-ce une évidence pour vous dès le départ que vous n’alliez pas écrire une biographie classique de Kundera ?

« Le problème avec Milan Kundera, c’est que c’est une personne très secrète, qui refuse la plupart des rencontres avec des journalistes ou autres depuis plusieurs décennies. Il se méfie beaucoup des médias. Je savais donc que ce serait compliqué de faire une biographie en partant de sa vie. Alors j’ai fait le contraire : je suis parti de son œuvre et j’ai essayé de l’éclairer avec des épisodes de sa vie. Il ne s’agissait pas vraiment de sa vie privée, mais plutôt d’une mise en perspective historique, surtout pour un public français qui n’est pas toujours très au courant de l’histoire de l’Europe centrale. »

« C’est une biographie que je dirais ‘littéraire’, une biographie de l’œuvre et de l’homme. C’est-à-dire que l’on part des livres pour aller vers l’homme, et non l’inverse. Il n’y aura pourtant aucune révélation sur la vie privée de l’écrivain, sur ses amours. Toutefois, j’avais un peu peur de la réaction de Milan Kundera. Avant d’écrire, je lui ai envoyé une lettre pour le prévenir, où je lui disais que j’aimerais bien le rencontrer tout en sachant que ce ne serait sans doute pas possible. Il n’a pas répondu. Après avoir fini mon livre, je le lui ai envoyé, et à ma grande surprise, il m’a adressé une très gentille lettre pour me remercier. Je sais qu’il a beaucoup aimé mon livre. Bien qu’il ait quelques problèmes de santé en ce moment, il est question que je déjeune prochainement avec lui. »

Pour reconstituer le parcours de Kundera et le replacer dans le contexte historique, vous vous êtes appuyé sur de nombreux témoignages des amis et collaborateurs de l’écrivain, notamment du philosophe Alain Finkielkraut, du journaliste et critique de cinéma tchèque Antonín J. Liehm, qui a lui aussi vécu en France, ou encore du traducteur des romans de Kundera en français François Kérel. Comment s’est passée cette collaboration ? Était-il facile de faire parler vos interlocuteurs de Milan Kundera ?

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« Cela dépend. Pour Alain Finkielkraut, c’était assez facile. Quant à Antonín J. Liehm, je ne l’ai pas rencontré à Prague mais nous avons eu des entretiens téléphoniques. Cela n’a pas posé de problème, c’était même très intéressant. En dépit de son grand âge, ses souvenirs sont précis. Avec le traducteur François Kérel, qui est français mais vit à Genève, c’était un peu plus difficile. Au début, il ne voulait pas, craignant que cela ne fâche Milan : ‘Vous savez, Milan est quelqu’un de très sensible, je ne veux pas trop que vous racontiez des choses sur lui…’ Il a finalement accepté de me parler au bout de plusieurs mois, principalement sur son rôle de traducteur. Vous savez comme la traduction a son importance dans l’œuvre de Kundera : pendant des années et des années, bien qu’il écrivît en tchèque, ses livres ne pouvaient pas être lus par le public tchèque. Ses premiers lecteurs étaient des Français ! Le traducteur François Kérel, qui a traduit 90% de ses œuvres en français, détenait des éléments très intéressants sur leur manière de travailler ensemble. »

François Kérel raconte par exemple que Milan Kundera s’adressait à lui en tchèque lorsqu’il se fâchait un peu contre lui...

« Quand je lui ai demandé s’ils se parlaient en français ou en tchèque en travaillant sur les traductions, il m’a répondu : ‘Ah ! les deux ! Mais quand Milan me parle en tchèque, généralement, c’est qu’il n’est pas content !’ »

« A ce propos, je voudrais vous préciser quelque chose : je ne parle ni ne comprends le tchèque, mais curieusement, la lettre de remerciement que m’a envoyée Milan Kundera était écrite en tchèque. Je l’ai donc fait traduire par François Kérel, qui m’a dit : ‘Il y a tellement de sources tchèques dans votre livre, vous parlez tellement du contexte tchèque, qu’il a cru que vous en parliez la langue.’ »

Le lecteur tchèque aurait probablement une réaction semblable. Il paraît presque évident que vous êtes tchécophone.

« J’ai utilisé beaucoup de documents tchèques, trouvés dans des livres ou sur Internet, mais j’ai été obligé de les faire traduire en français ou en anglais car je ne pouvais pas les comprendre directement. Je pense par exemple à des articles écrits par Milan Kundera ou Václav Havel, que j’ai dû faire traduire pour pouvoir les citer dans mon livre. »

Vous n’avez même pas voyagé en République tchèque pour aller sur les traces de Kundera ?

Antonín J. Liehm,  photo: ČT
« J’ai hésité à voyager en République tchèque. Le problème, c’est que Milan Kundera est très âgé, il a quatre-vingt-dix ans. Je me suis donc posé la question si cela valait la peine dans la mesure où j’allais avoir beaucoup de mal à trouver des témoins de l’époque, car la plupart d’entre eux sont déjà morts. Je me suis donc surtout concentré sur Antonín J. Liehm. J’avais envie, quand même, mais je ne l’ai pas fait faute de temps, d’aller à Brno (ville d’origine de Milan Kundera, ndlr) pour me mettre un peu dans l’ambiance de la ville. J’ai malgré tout trouvé des témoignages de Moraves qui m’ont permis de reconstituer cette ambiance. »

Dans votre livre, vous parlez peu de la vie privée de Milan Kundera, à l’exception d’un personnage qui a exercé une grande influence sur sa vie : c’est son père, Ludvík Kundera, pianiste de renommée internationale, musicologue et professeur. Au début du livre, vous racontez que Ludvík Kundera a veillé avec beaucoup de rigueur à la formation musicale de son fils qui se destinait d’ailleurs jusqu’à l’âge de 25 à une carrière de musicien. Que représente pour vous, qui êtes musicologue, le fait d’écrire sur le rôle que joue la musique dans les romans de Kundera ?

« Le cas de Kundera est très particulier dans la littérature : je ne connais pas de romancier contemporain chez qui la musique est aussi présente. A la fois, il parle énormément de musique et de musiciens, notamment de Beethoven, Janáček et Stravinsky, et aussi, la musique l’a influencé dans sa manière d’écrire. C’est-à-dire qu’il construit, qu’il compose ses romans comme des œuvres musicales, avec des rythmes, des parties lentes, des parties rapides… C’est un phénomène unique. Il y a d’autres écrivains, comme Lawrence Durrell, qui ont été influencés par la musique, mais pas à ce point. Kundera écrit aussi que, souvent, quand les romanciers commencent leur livre, ils ne savent pas encore comment il va finir. Lui, au contraire, il sait exactement comment cela va finir, comme un musicien qui connaît la fin de son œuvre quand il la compose. »

Kundera n’est pas un héros national

Vous consacrez l’un des derniers chapitres du livre à « l’affaire Kundera » relayée en 2008 par l’hebdomadaire tchèque Respekt selon lequel le jeune écrivain aurait dénoncé, au début des années 1950, un étudiant à la police secrète communiste. Dans une interview qu’il a récemment accordée à Radio Prague, François Ricard, un des proches collaborateurs de Kundera, a indiqué qu’il avait « du mal à saisir » une certaine incompréhension voire l’animosité d’une partie du public tchèque à l’encontre de Kundera. Avez-vous cette même difficulté à comprendre ce rapport compliqué ? Pourquoi avez-vous jugé important de l’analyser pour le lecteur français ?

« Parce que le lecteur français qui, encore une fois, ne connaît pas la situation tchèque, pourrait avoir l’impression que Kundera est un héros national. J’ai voulu remettre les choses à leur juste échelle. D’après les témoignages que j’ai lus et que j’ai eus des Tchèques, j’ai l’impression que leur attitude vis-à-vis de Kundera est ‘mélangée’. Ils le considèrent comme l’un des plus grands écrivains tchèques vivants et, en même temps, j’ai l’impression qu’une partie des Tchèques, des intellectuels entre autres, lui reprochent premièrement son passé communiste et deuxièmement, le fait d’être complètement invisible même après la révolution de Velours : de ne participer à rien, de ne pas donner une conférence, de ne pas paraître dans une émission ou dans un congrès. Il a fait le choix d’être complètement absent, mais il faut préciser que cette absence ne concerne pas uniquement la République tchèque, mais le monde entier. » « Je pense que pour les Tchèques, ces deux choses ne passent pas : son passé communiste et le fait d’avoir pris ses distances, alors qu’il aurait pu être un grand homme dans son pays. Je crois que maintenant, il a vraiment fait le choix de la France, même si son passé tchèque est toujours présent. Une petite anecdote : sur le recto de la carte de remerciement que Kundera m’a envoyée, on trouve une petite partition d’une chanson enfantine morave du début du XXe siècle, avec l’histoire d’une petite fille qui porte de l’eau le long de la voie de chemins de fer. Kundera vit à Paris depuis quarante ans, mais son passé morave, son enfance restent dans sa tête. »

« Kundera vit à Paris depuis quarante ans, mais son passé morave, son enfance restent dans sa tête. »

En écrivant votre livre, qu’avez-vous appris de nouveau sur Kundera ?

« Je ne me doutais pas qu’il avait joué un rôle si important en tant qu’intellectuel communiste dans les années soixante. Car Kundera est très peu bavard sur ce passé, il ne renie pas, mais il a tendance à minimiser. En consultant les documents et les archives, on s’aperçoit qu’il était un intellectuel de premier plan dans la société communiste tchécoslovaque de cet époque-là. En France, on l’ignore complètement. »

Avez-vous rencontré des difficultés particulières lors de la rédaction du livre, mis à part le secret qui entoure l’écrivain ?

« La principale difficulté était vraiment liée à la volonté de Kundera de rester dans l’ombre. Par exemple, j’ai voulu parler à Antoine Gallimard, son éditeur et son ami. J’ai eu au téléphone son assistante qui m’a fait cette réponse : ‘Non, ce ne sera pas possible que vous rencontriez Antoine Gallimard, car les Kundera (c’est-à-dire Milan Kundera et sa femme Věra), ne veulent pas que l’on parle d’eux.’ J’aurais voulu rencontrer d’autres témoins encore en France, mais certains ne m’ont même pas répondu, comme par exemple l’écrivain Benoît Duteurtre qui est très ami avec Kundera et qu’il serait sans doute très intéressant d’interviewer. Les gens les plus proches de Kundera savaient qu’il cultivait le secret, par conséquent je n’ai pas eu tous les témoignages que j’aurais voulu avoir. »