Festival Jeden svět : la dualité conflictuelle entre le consommateur et le travailleur

'Nos vies discount', photo: Jeden Svět

Organisée par l’ONG « Člověk v tísni » (« L’Homme en détresse »), la seizième édition du festival international du film documentaire Jeden Svět s’est achevée à Prague ce mercredi. L’accent était cette année mis sur le thème du travail, thème qui cristallise les passions alors que le travail devient de plus en plus rare et qu’on demande dans le même temps à ceux qui en ont d’en faire toujours plus. Le festival Jeden Svět s’est ainsi fait le témoin de la précarisation croissante de nombre d’emplois et des conditions dans lesquelles sont produits les biens de consommation qui envahissent les centres commerciaux. Parmi les documentaires qui abordent ces questions, « La face cachée d’Apple », d’Anne Poiret, traite par exemple du quotidien des ouvriers chinois qui travaillent au profit de cette multinationale. Le cinéaste Frédéric Brunnquell s’est lui intéressé à une industrie tout aussi florissante, et qui interroge également le nouveau visage du capitalisme, l’industrie du discount. Au micro de Radio Prague, ces deux réalisateurs présentent leurs travaux qui questionnent tous deux la relation complexe entre le consommateur et le travailleur.

Frédéric Brunnquell,  photo: Jeden Svět
« Nos vies discount », le film de Frédéric Brunnquell, est construit comme un road-movie à travers l’Europe. Le réalisateur nous embarque à bord d’une Logan estampillée d’un tag « discount », vers l’Irlande, à la rencontre de la direction de Ryanair, jusqu’en Roumanie, aux usines Daccia, en passant par l’Allemagne, la terre promise sur le Vieux Continent de la distribution discount. C’est cette distribution discount qui a motivé le projet initial du cinéaste, ainsi qu’il le raconte :

« C’est un intérêt qui date d’il y a une dizaine d’année au moment où il y avait de plus en plus d’articles dans la presse française et anglo-saxonne sur Walmart, le géant de la distribution américaine, et sur la façon dont il s’est imposé partout aux Etats-Unis. Il produisait à bas prix et il s’est imposé en détruisant des emplois et en embauchant des salariés qui n’avaient pas, en travaillant chez Walmart, suffisamment pour vivre. Après le phénomène est arrivé en France avec les discounts Aldi et ensuite Lidl, et puis il y a eu la mode low-cost avec la Logan et Ryanair. Alors je me suis dit, « tiens, tout cela arrive chez nous, c’est intéressant de mettre son nez dedans ». »

Vous placez la caméra sur Ryanair, sur le low-cost aérien, sur la distribution discount et également sur les voitures produites à bas coûts comme les Logan. Qu’est ce qui relie ces trois industries ?

« C’est la volonté de produire dans des secteurs, qui, auparavant n’étaient pas forcément bon marché, des produits bon marché. Et puis après c’est toute une organisation qui est mise en place, surtout pour Ryanair et pour Dacia peut-être aussi, c’est la façon dont on réorganise depuis plusieurs années pour à arriver à proposer des prix bas. »

N’est-il pas paradoxal de proposer toujours plus d’emplois précaires et sous-qualifiés alors que les populations européennes sont de plus en plus diplômées ?

« De ce côté-là c’est effectivement un paradoxe, mais c’est une espèce de schizophrénie parce qu’on est à la fois travailleur et consommateur. Le discount s’adresse à notre moi-intime consommateur avant de s’adresser à notre moi-travailleur, diplômé ou pas diplômé. Mais, en tous cas, notre cerveau intime consommateur prend toujours le pas sur notre cerveau travailleur. Et donc on préfère aller chercher des produits à bas prix sans réfléchir aux conséquences que cela peut avoir sur le travail. »

'Nos vies discount',  photo: Jeden Svět
Vous montrez que même si on peut acheter des produits à bas coût ou prendre l’avion pour des sommes « dérisoires », il y a un coût social à ces industries. Quel est ce coût social ?

« Le coût social c’est effectivement que les gens qui travaillent dans ces enseignes ont souvent des conditions de travail qui ne sont pas bonnes. Quand je dis des conditions de travail, ce ne sont pas seulement les salaires. Il y a des problèmes de salaires, mais il y a aussi des conditions du travail. C’est-à-dire que chez Aldi par exemple, il y a beaucoup d’heures de travail dissimulé. On leur donne toute une liste de tâches à accomplir chaque jour, mais cette liste de tâches est impossible. Ils sont tout le temps en défaut vis-à-vis de leurs chefs, ils sont donc fragilisés et à partir de ce moment-là ils sont manipulés, on fait plus facilement ce que l’on veut d’eux. On risque toujours de les virer parce que le marché du travail est pléthorique et on pourra toujours les remplacer. Dans le low-cost et le discount, tout a été organisé. Les procédures concernent chaque geste, c’est-à-dire que les salariés n’ont plus aucune autonomie. On a juste besoin de petits soldats qui vont accomplir les tâches et qui sont remplaçables par n’importe qui. »

On voit aussi que chez Aldi par exemple qu’il y a une sorte d’atomisation des travailleurs, c’est-à-dire qu’ils sont vraiment tout seuls, ils sont un peu mis les uns contre les autres, amenés à se méfier de leur chef qui est lui-même amené à se méfier de son propre chef. Quelle est la logique de cette peur au travail ?

« C’est la logique qui veut qu’il faut surtout éviter que les gens ne se regroupent et commencent à échanger sur leurs conditions de travail et qu’ils s’organisent. Par exemple, les livreurs chez Aldi sont souvent des délégués syndicaux parce qu’ils passent d’un magasin à un autre magasin et on leur interdit d’aller dans la petite cuisine ou dans le bureau parce qu’ils pourraient déposer des tracts. Ils restent donc dans le sas. Tout est fait pour éviter les contacts entre les gens et arriver à des actions un peu collectives ou en tous cas une grogne commune qui monte. »


'La face cachée d’Apple',  photo: Jeden Svět
L’équipe d’Anne Poiret a filmé un autre univers, celui de l’entreprise Foxconn, une multinationale originaire de Taïwan, le premier fabricant mondial de matériel informatique, et qui produit notamment les Iphone pour la marque Apple. Les conditions dans lesquelles travaillent les ouvriers chinois dans des usines gigantesques interpellent également sur nos modes de consommation et sur la division internationale du travail dans le cadre de la mondialisation. Anne Poiret raconte :

« En 2010, il y a une vague de suicides très médiatisée. Quatorze personnes ont mis fin à leurs jours, des employés de Foxconn dans l’usine de Shenzhen. Cela a attiré l’attention du monde entier, c’était une énorme histoire à ce moment-là et on avait gardé cela en tête. On voulait s’intéresser à cette société qui emploi bien plus d’un million de personnes dans le monde et plus d’un million en Chine. La sortie l’année dernière de l’Iphone 5 nous a donné le coup de pouce pour se dire que c’était un bon moment pour s’intéresser à cette histoire et pour essayer, maintenant que l’attention médiatique est un peu retombée, de rentrer dans ces usines et d’essayer de voir si les conditions qui avaient poussé les gens au suicide deux ans auparavant étaient toujours là. »

Et vous constatez que ces conditions sont toujours là ?

« Il y a eu des efforts qui ont été faits, cela a été pris très au sérieux par Apple cette vague de suicides parce que cela lui a fait un tort à l’image considérable et donc ils se sont penchés sur la question. Il y a eu des organisations qui sont venues dans les usines, il y a eu des efforts qui ont été faits. Alors, c’est vrai qu’il y a des choses qui sont presque choquantes. Des filets anti-suicide dans les usines de Shenzhen retiennent les gens de tomber, mais n’apparaissent pas vraiment comme une réponse très construite. Ce qui est sûr c’est que dans leur principale usine de Shenzhen, les conditions de travail ont clairement été améliorées. Il y a moins d’heures supplémentaires invraisemblables comme c’était le cas en 2010. Le problème c’est qu’aujourd’hui Foxconn a délocalisé à l’intérieur de la Chine et a construit beaucoup d’autres usines au centre de la Chine dans des régions où il y a beaucoup moins d’attention médiatique qu’à Shenzhen, beaucoup moins d’attention d’ONGs, et où la pression sur les ouvriers est toujours aussi importantes. En tout cas c’est que nous avons constaté. »

Il y a toujours des heures supplémentaires, ces problèmes avec les dortoirs… ?

Anne Poiret,  photo: Jeden Svět
« Alors il y a toujours le système d’heures supplémentaires qui est problématique, la pression et l’atmosphère quasi militaire, les gens s’en plaignent toujours. Nous avons surtout travaillé à Zhengzhou où l’Iphone 5 a été assemblé. C’est une usine qui emploi entre 200 000 et 300 000 personnes et qui trois ans auparavant n’existait absolument pas. C’était un champ de patates trois ans auparavant et en trois ans ils ont sorti cette usine de terre ainsi que les dortoirs et toute l’infrastructure pour loger 300 000 personnes. Evidemment, cela se passe dans les conditions brutales de sécurité et de vie qui sont assez extrêmes. »

Vous montrez aussi qu’il y a des employés qui sont des stagiaires…

« Effectivement, c’est quelque chose de très encadré en fait. Les stagiaires sont à disposition des gouvernements locaux pour remplir les besoins dans les chaines d’assemblage de certaines entreprises qui en ont besoin, ce qui peut ne pas paraître absurde quand c’est dans leur domaine de formation, comme c’est prévu par la loi chinoise, qu’ils sont payés correctement et ne travaillent pas la nuit et surtout qu’ils sont volontaires. Cela est la loi, c’est encadré que cela plaise ou pas, cela marche comme ça et on peut y trouver des avantages. Le problème c’est qu’on trouve dans ses usines-là et très facilement en discutant eux à la sortie des usines, des jeunes gens qui sont en formation d’infirmière, de restauration, ou des domaines qui n’ont absolument rien à voir avec assembler les Iphone sur une ligne d’assemblage, et qui ne sont pas volontaires, qui sont contraints, c’est-à-dire qu’on leur fait un chantage au diplôme s’ils refusent de participer à ces stages et qui travaillent de nuit ce qui est interdit par la loi. »

Il y a une forme de dénonciation de ces pratiques-là, est-ce qu’il y a aussi un appel à des politiques plus responsables de ces entreprises ?

« Je pense qu’il faut surtout que les consommateurs aient conscience de ce qu’ils achètent. Ce sont des questions qui sont très complexes et difficiles. On ne doit pas arrêter d’acheter des smart phones du jour au lendemain, ils font partie du monde dans lequel on vit, mais je pense que c’est vraiment nécessaire que les consommateurs aient consciences de comment ces objets sont fabriqués et si cela leur déplait qu’ils mettent la pression sur ces fabricants. Cela ne les empêche pas d’acheter ces produits, mais d’avoir conscience de ces pratiques et de pousser les marques à évoluer. »