Le traité transatlantique à la loupe des eurodéputés tchèques

Les Etats-Unis et l’Union européenne, espaces réalisant ensemble un tiers du commerce mondial, unis au sein d’une grande zone de libre-échange : telle est l’ambition des milieux libéraux de part et d’autres de l’Atlantique qui pourrait bien devenir réalité dès 2015. C’est l’objectif du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP), un traité dont le troisième cycle de négociations s’est achevé en décembre dernier. Les promoteurs de cet accord espèrent qu’il permettra de doper la croissance et de créer de nombreux emplois. Pour ses opposants, il s’agit plutôt d’un cauchemar, un traité négocié loin des peuples qui aura surtout pour conséquence de niveler par le bas les normes environnementales et sociales des deux espaces. Radio Prague a contacté les 21 eurodéputés tchèques siégeant au Parlement européen pour qu’ils livrent leur avis sur cet accord qui s’annonce déterminant.

Sur ces 21 eurodéputés, huit ont refusé de répondre aux questions de Radio Prague et quatre n’ont pas donné suite. Sur les neuf parlementaires restant se dégage nettement une appréciation très positive du TTIP :

Zuzana Roithová, parti chrétien-démocrate (KDU-ČSL)

« Je suis pour le traité et je regrette qu’une coopération étroite n’ait pas pu être mise en place plus tôt. »

Hynek Fajmon, Parti civique démocrate (ODS)

« Je suis absolument en faveur de ce traité et j’espère que nous arriverons finalement à le conclure. Cela doit devenir la version économique de l’OTAN. »

Libor Rouček, parti social-démocrate (ČSSD)

« J’estime que le traité est très important pour les relations mutuelles entre l’Europe et les Etats-Unis. »

Evžen Tošenovský, Parti civique démocrate (ODS)

« Je considère ce traité comme très important et je le soutiens vraiment. »

Oldřich Vlasák, Parti civique démocrate (ODS)

« Ce traité est attendu depuis longtemps et concrètement notre groupe a beaucoup œuvré en sa faveur. Selon nous, ce traité a un grand avenir. »

Des citoyens tenus à l’écart des négociations…

Tous ne partagent cependant pas cet enthousiasme. Parmi les eurodéputés tchèques qui ont répondu à Radio Prague, deux se sont clairement dits opposés au traité, le communiste Miloslav Ransdorf et le social-démocrate Richard Falbr, longtemps actif dans le monde syndical. Ce dernier déplore le manque de transparence des négociations et l’absence d’informations destinées aux citoyens européens :

Richard Falbr,  photo: Archives de Richard Falbr
« Pratiquement aucun détail des négociations n’est connu. Les citoyens ne sont pas du tout informés. Il y a seulement de temps à autre un article qui paraît dans la presse pour expliquer en quoi ce traité sera génial. Mais ils ne savent en aucun cas ce qu’il apportera réellement. »

La Commission européenne a bel et bien mis un document explicatif en ligne mais il fournit uniquement des arguments en faveur du traité. Selon ce texte, les négociations seraient comme une partie de cartes et il faut préserver nos cartes du regard des autres joueurs. Malgré les échecs de précédentes négociations, l’accord multilatéral sur l’investissement AMI ou l’ACTA, pourtant également négociés dans l’opacité, les partenaires transatlantiques ont préféré réitérer ce choix de la discrétion. Certains eurodéputés tchèques sont par ailleurs satisfaits de l’information dont ils disposent. C’est par exemple le cas d’Ivo Štrejček, qui déclare que « ceux qui veulent savoir le peuvent ». Il ajoute :

« Je considère qu’il s’agit d’un traité tellement important et complexe qu’il ne me semble pas juste de dire que les négociations se déroulent d’une certaine façon en secret. De mon point de vue, c’est plus le résultat de ce traité qui intéresse les citoyens, les contribuables. Et j’ai confiance dans le fait que ce résultat sera positif. »

Suppression des barrières non tarifaires ou l’abaissement généralisé des normes

Pour les députés ODS, membres du groupe conservateur au Parlement européen, souvent très critique sur le poids bureaucratique de l’UE, mais pour le coup très enthousiaste sur le TTIP, ce grand marché commun sera un succès s’il permet justement de lutter contre « toute forme de bureaucratie ». Et c’est précisément l’un des objectifs du TTIP qui devrait supprimer les barrières tarifaires. Celles-ci s’élèvent en moyenne à 4%, une valeur que les économistes s’accordent à considérer comme déjà très basse. Il y a pourtant de grandes disparités entre certains secteurs. Par exemple, les entreprises tchèques sont taxées à hauteur de 10 à 25% quand elles exportent vers les Etats-Unis des engins motorisés, à 12% quand il s’agit de machines-outils ou de composés en fer, des domaines où elles excellent.

Photo: Commission européenne
La suppression des barrières tarifaires représentera par ailleurs un manque à gagner pour l’Union européenne de l’ordre de quelques milliards d’euros par an. Mais la vérité est ailleurs, pour Ilona Švihlíková, l’économiste tchèque qui se fait entendre parmi les rares voix désapprouvant ce projet de traité :

« Nous parlons de deux régions dont les marchés sont déjà fortement interconnectés, et cela est valable pour les firmes américaines comme pour les firmes européennes. Ainsi, l’idée d’un accroissement significatif des échanges me paraît peu probable. A mon sens, la motivation principale est en fait la dérégulation des normes sociales et écologiques. »

L’introduction du TTIP pourrait potentiellement signifier la possibilité pour les Américains d’exporter du bœuf aux hormones, des poulets lavés au chlore ou encore des OGM vers l’Union européenne, où ces produits sont pour l’heure interdits ou très réglementés. Souvent ressassés, ces exemples sont presque anecdotiques face au choc que constituerait pour de nombreux secteurs, et en premier lieu pour l’agriculture, l’ouverture à la concurrence sur un marché aussi immense.

Milan Cabrnoch,  photo: Martina Otčenášková,  ČRo
Autre question sensible : le droit du travail. Les Etats-Unis n’ont jamais signé la convention de l’Organisation mondiale du travail sur la liberté syndicale et sur les droits des syndicats. La remise en cause des protections dont bénéficient les salariés européens ne fait pourtant pas peur à la plupart des eurodéputés tchèques. Quand ils n’appellent pas à ce nivellement par le bas de leurs propres vœux au nom de la compétitivité des entreprises, ils font le plus souvent confiance à l’Union européenne pour ne pas céder sur des sujets jugés essentiels. Milan Cabrnoch (ODS) dit par exemple :

« Je ne crains pas une régression aux niveaux des normes. Il y a plusieurs projets dans le traité, mais les réglementations pour la santé publique ou l’environnement ne seront pas remises en cause. En tant que membre de la commission pour la santé, je dispose d’une expérience de dix ans et je vois bien l’importance que le Parlement européen attache à ces normes. Je suis certain qu’il ne votera pas pour les supprimer. »

La croissance tant espérée…

En ces temps de disettes économiques, les partisans du traité répètent à l’envie que l’ouverture de ce marché libre entre les deux espaces les plus développés du monde sera une importante source de croissance et donc d’emplois. Une croyance que l’expérience nord-américaine du traité NAFTA met à mal. Selon l’Economic Policy Institute (EPI), cet accord entre les Etats-Unis, le Mexique et le Canada aurait en réalité détruit près de 900 000 emplois, là où ses promoteurs en promettaient la création de 20 millions. Les rares études sur le traité transatlantique ne confirment eux-mêmes que laborieusement la capacité de l’accord transatlantique à créer de la croissance. Ainsi Ilona Švihlíková commente la principale étude, réalisée par le Center for Economic and Policy Research, un laboratoire d'idée basé à Londres :

« Jusqu’alors, il faut dire qu’il n’existe qu’une seule véritable étude sur cet accord, une étude qui a été commandée par la Commission européenne et avec laquelle il faut donc être prudent. Elle est conçue de façon si optimiste que cela en est suspect puisqu’elle compte sur des améliorations dans tous les secteurs économiques. »

Ilona Švihlíková est d’autant plus critique sur cette étude, que celle-ci table sur une égale répartition entre les ménages des gains de croissance après l’entrée en vigueur du traité. Or, certains acteurs, et notamment les entreprises multinationales, déjà fortement implantées des deux côtés de l’Atlantique, bénéficieront bien plus de la suppression des barrières non tarifaires, que d’autres qui ne pourront faire face à cette concurrence accrue et seront donc perdants.

Photo: Commission européenne
Les partisans du TTIP ont foi dans la vertu du libre-échange et considèrent que ce qui est bon pour les entreprises les plus importantes le sera aussi pour celles plus modestes et finalement pour les citoyens. Bien que les sociaux-démocrates européens n’accueillent pas tous à bras grands ouverts la perspective de cet accord, ils sont une majorité à soutenir cette idée libérale. Ilona Švihlíková dénonce le manque récurrent de recul auprès des sociaux-démocrates vis-à-vis de l’UE :

« Très souvent, j’ai l’impression que si l’Union européenne disait aux sociaux-démocrates de sauter du troisième étage, ils le feraient. Je vois là un manque complet de réflexion critique à l’égard de l’UE. La social-démocratie laisse passer au niveau européen des sujets contre lesquels elle se mobiliserait au niveau national. Je pense que c’est soit une question de méconnaissance ou alors de stupidité. »

Vice-président du Parti socialiste européen et membre de la délégation parlementaire pour les relations avec les Etats-Unis, l’eurodéputé social-démocrate Libor Rouček justifie son soutien au traité :

Libor Rouček,  photo: Gerald Schubert
« Je ne ferais pas cette distinction entre la gauche, la droite ou le centre... La libéralisation des échanges – nous en avons de nombreux exemples dans l’histoire par exemple avec la fondation du marché européen après la guerre – cela peut faire bouger l’économie dans tous les secteurs, donc contribuer à la croissance et dans ce cas améliorer les conditions de vie et ainsi de suite. »

Les négociateurs européens et américains prévoient également la mise en place d’un dispositif « investisseur contre Etat ». C’est-à-dire que des entreprises s’estimant lésées par la législation d’un Etat auront la possibilité de l’attaquer en justice et de demander réparation devant des tribunaux de droit privé spécialement créés pour régler ces litiges. Ce processus risque de créer une pression sur les Etats qui anticiperont les possibles arbitrages au moment de l’élaboration de leurs politiques publiques. Malgré les risques qu’implique un tel système de renforcement des droits des grandes entreprises au détriment du pouvoir décisionnaire des représentants élus, les eurodéputés tchèques ne préfèrent pas s’attarder sur le sujet. Certains estiment que ces menaces sont exagérées. D’autres n’ont pas même eu vent de ce volet des négociations :

« Je crois que cela est un peu prématuré. Je n’en ai d’ailleurs jamais entendu parler et je ne peux pas commenter cette question. »

Pourtant la Commission européenne vient justement d’interrompre les négociations sur ce thème des arbitrages entre investisseurs et Etats pour lancer une consultation publique à ce sujet. Peut-être également pour faire taire ceux qui dénoncent un traité qui se négocierait dans le dos des citoyens Le social-démocrate Richard Falbr ne semble cependant pas disposé à baisser le ton :

« Tout cela me semble boursouflé et exagéré. Les arguments en faveur du texte ne me convainquent pas. Personne ne s’intéresse ni ne popularise les arguments contre. »

Et c’est un peu pour le satisfaire, et surtout parce que ce traité soulève de nombreuses questions essentielles, que Radio Prague se penchera dans une prochaine rubrique économique sur les conséquences de cet accord sur les normes hygiéniques, environnementales et sociales en Europe et en République tchèque.