Daniel Křetínský, le milliardaire tchèque qui bouscule la presse française

Daniel Křetínský, photo: Filip Jandourek, ČRo

Mais que veut Daniel Křetínský ? Alors que le ton monte au sein de la rédaction du quotidien français Le Monde, l’ensemble des journalistes ayant récemment lancé un appel à leur nouvel actionnaire minoritaire à garantir leur indépendance éditoriale, le milliardaire tchèque n’en finit plus de susciter les interrogations sur ses intentions. Rachats de titres de presse prestigieux et investissements dans le secteur énergétique ou de la distribution en France se sont accumulés ces derniers temps, sans qu’il soit possible de savoir ce qui anime réellement l’entrepreneur de 44 ans, cinquième fortune de République tchèque, qui a constitué son important capital grâce au secteur énergétique. Daniel Křetínský a multiplié les déclarations d’intention et affirmé vouloir respecter l’indépendance des journalistes, arguant que son engagement dans la presse traditionnelle relevait d’une volonté de lutter contre les populismes en Europe. Pourtant, de nombreux observateurs estiment que la lumière est loin d’être faite sur ses ambitions réelles. Pour en parler, Radio Prague a rencontré la journaliste tchèque Kateřina Šafaříková, de l’hebdomadaire Respekt.

Daniel Křetínský,  photo: Filip Jandourek,  ČRo

Kateřina Šafaříková, bonjour. En 2018, le monde de la presse française découvrait un peu médusé le nom de Daniel Křetínský. Un milliardaire tchèque dont la plupart des journalistes français étaient bien en peine – et le sont toujours d’ailleurs – de prononcer le nom. Après le rachat de titres de presse et de radios du groupe Lagardère, puis de l'hebdomadaire Marianne, Daniel Křetínský s’est attaqué à un fleuron de la presse française, Le Monde. Comment expliquez-vous cet intérêt soudain – ou peut-être pas si soudain que cela, après tout – pour la presse française ?

Kateřina Šafaříková,  photo: ČT
« Daniel Křetínský se dit francophone et francophile. Il a fait une partie de ses études à Dijon. Il a grandi dans un milieu francophone parce que sa mère, une juriste assez connue en Tchéquie, a toujours été amoureuse de la France. Elle parle couramment français. Daniel Křetínský déclare vouloir aider un pays qu’il aime. Il y avait cette dimension, cette volonté émotionnelle, personnelle. Ensuite, Daniel Křetínský est une personne qui veut lutter contre les grandes sociétés numériques américaines, les fameux GAFA. En tant que propriétaire de médias tchèques, c’est un peu compliqué parce que c’est un petit pays, le champ médiatique n’est pas suffisamment fort ou important pour les affronter. Si cette ambition déclarée est véridique, sérieuse, il faut donc avoir un titre comme Le Monde ou des médias français dans son portefeuille. Mais la question qui se pose, c’est : qu’il s’agisse d’une raison personnelle ou d’une raison économique, est-ce qu’il s’agit des vraies raisons derrière cette décision ? Et ça je ne le sais pas. »

C’était en effet une de mes questions. Vous parliez de raisons économiques : Daniel Křetínský est avant tout un homme d’affaires, or la presse écrite n’est pas au mieux de sa forme, que ce soit ici ou ailleurs. Racheter des titres de presse écrite peut sembler risqué. C’est ce qui fait dire à certains qu’il y a des intentions cachées derrière cette volonté de racheter des titres de presse en France.

Photo: Blesk
« En République tchèque, Daniel Křetínský est le numéro 1 des grands propriétaires de médias. Son portefeuille médiatique n’est pas quelque chose à négliger. Prenons par exemple le premier tabloïd tchèque, Blesk : ça fait du chiffre. C’est un bon business. C’est la même chose pour Info.cz, un serveur plutôt généraliste, avec un contenu branché mais ciblé sur le piège à clics (clickbait). Donc je ne pense pas qu’il y perde. A mon avis, ce n’est pas mauvais comme portefeuille. Mais la raison pour laquelle les gens, dont moi, se posent des questions, pourquoi il y a des doutes, c’est parce que Daniel Křetínský a dit des choses, mais dans la réalité il a fait l’inverse. Voilà pourquoi ses vraies intentions excitent tout le monde, en France et en République tchèque. »

L’an dernier, je m’étais entretenue avec Robert Břešťan, du site d’observation des médias, Hlídací Pes. A l’époque, il disait comprendre les craintes des journalistes français, mais tenait à souligner que Daniel Křetínský n’était pas un oligarque russe. C’est comme cela qu’il a d’abord été présenté dans les médias français. Comprenez-vous cette crainte de ce nouvel acteur venu de l’Est ?

« Oui, je le comprends. J’ai fait mes études à Paris, il y a vingt ans. Je connais donc un peu la société française. Il y a quelques mois, quand j’étais à Paris et que j’ai discuté avec mes collègues du Monde, la plupart ont admis l’avoir considéré au début comme une espèce d’oligarque. Il y avait forcément de l’argent, du pétrole ou du gaz russe derrière tout cela, vu qu’il s’agissait d’un milliardaire originaire de République tchèque. Je le comprends, mais cela a changé depuis… Les journalistes du Monde ou français en général, ceux que je connais, ont changé d’avis. Ils savent bien qu’il s’agit d’un homme d’affaires de style plutôt américain, qui joue des coudes. Ce préjugé culturel n’existe plus, mais ce qui suscite des craintes dans le monde journalistique français, c’est comme je le faisais avant, c’est que les intentions de Daniel Křetínský ne sont pas tout à fait claires.

Par exemple, après avoir racheté une partie du Monde, il a déclaré dans un entretien pour Canal+ que le champ économique français ne l’intéressait pas, ni même le secteur énergétique français. Or, un mois plus tard, sa société EPH est entrée en négociations avec une société allemande qui était à l’époque propriétaire de deux centrales à charbon, à Saint-Avold et à Gardanne. En juillet dernier, l’accord était scellé : EPH, la société de Daniel Křetínský, a bel et bien racheté cette société allemande. Le voilà donc co-propriétaire de deux centrales à charbon en France. »

Sans compter son entrée récente dans le groupe de grande distribution Casino ou ses visées sur EDF. Cela montre une surenchère d’achats qui n’ont rien à voir avec la presse.

« Exactement. Il a d’abord dit : ‘je suis ici pour soutenir les journaux libéraux, la démocratie libérale, je suis pro-européen convaincu etc.’ C’est très bien, mais il a ensuite investi dans un secteur alors qu’il avait dit qu’il ne le ferait pas. En outre, on voit des changements dans ses médias tchèques, ou dans l’hebdomadaire français Marianne. Ces changements n’ont rien à voir avec un soutien de la démocratie libérale, parce que ces médias ont une ligne éditoriale plutôt eurosceptique, conservatrice et souverainiste. »

Tous les journalistes de la rédaction du Monde ont lancé récemment un appel à leurs actionnaires, leur demandant la reconnaissance d’un droit d’agrément garantissant leur indépendance éditoriale. Il semblerait que Daniel Křetínský ait refusé de signer ce doit d’agrément.

Photo: Fred Romero,  Flickr,  CC BY 2.0
« J’ai été en contact avec le porte-parole de la société EPH, la société de Daniel Křetínský. Il m’a dit que ce n’était pas à Daniel Křetínský de signer un accord parce qu’il est un actionnaire minoritaire, ne possédant que 49% d’un tiers des parts. »

Pour l’instant…

« Pour l’instant. Or, la signature de ce droit d’agrément est pour les journalistes une manière de faire face aux événements futurs parce que Daniel Křetínský a déjà dit que si, à l’avenir, il y avait la possibilité de racheter un autre morceau du Monde, il ne serait pas contre… »

Màj 14h15 : Aux dernières nouvelles, Matthieu Pigasse, co-actionnaire avec Daniel Křetínský, a annoncé ce jeudi avoir signé un droit d'agrément. Mais selon le journaliste de Libération Jérôme Lefilliâtre, le texte signé ne serait pas celui proposé par le Pôle d'indépendance.