Le journal d’un écrivain tchèque remet en cause la version de la mort d’Albert Camus

Albert Camus

Albert Camus aurait été assassiné par des agents du KGB. L’accident de la route dont il a été la victime en 1960 n’aurait ainsi pas été le fruit d’une défaillance technique de son véhicule comme le mentionne la version officielle, mais d’une action montée par les services secrets soviétiques. C’est du moins la théorie qu’a développée, la semaine dernière, Il Corriere della Sera dans un article consacré à la mort de l’écrivain. Pour étayer sa thèse, le quotidien italien cite un universitaire local, qui se base, lui, sur le journal personnel de l’écrivain, poète et traducteur tchèque Jan Zábrana.

Photo: Torst
« L’ordre de liquidation aurait été donné personnellement par le ministre des Affaires étrangères Chepilov comme vengeance suite à l’article publié dans ‘Franc-tireur’ en mars 1957 dans lequel Camus, à propos des événements en Hongrie, l’attaque, lui, personnellement et directement. » C’est sur ce passage précis tiré du journal personnel de Jan Zábrana intitulé « Toute une vie », que Giovanni Catelli, spécialiste italien en études slaves, s’appuie pour affirmer que l’accident de la route qui a coûté la vie à Albert Camus aurait été le résultat d’une action menée par le KGB et commandée par le ministre soviétique Dmitri Chepilov. Ce journal personnel, accompagné de diverses notes autobiographiques de Jan Zábrana, écrivain persécuté par le régime communiste, a été publié en deux volumes pour la première fois à Prague en 1992, soit peu de temps après la révolution. A l’époque, le passage en question sur Camus était resté sans réaction. La veuve de Jan Zábrana, Marie Zábranová explique pourquoi :

Marie Zábranová
« Il existe sans doute deux raisons à cela. De par son contenu, ce journal a d’abord constitué une surprise au moment de sa publication à Prague. Les gens se sont d’abord intéressés à la position d’un intellectuel pendant la période de normalisation et au grand drame vécu par le poète. Les passages concernant les auteurs étrangers sont, eux, plus ou moins passés inaperçus, comme personne ne s’est vraiment intéressé aux événements politiques qu’il commentait. Pourtant il y en avait beaucoup. Jan Zábrana mentionne ainsi Staline plus de soixante fois. Mais tout le monde s’est intéressé aux passages qui concernaient Zábrana, ses amis et connaissances, ou les personnes auxquelles du tort aurait été causé. »

Dans « Toute une vie », dont l’édition retranscrit fidèlement les manuscrits originaux, Jan Zábrana affirme que la personne dont il tient l’information est tout à fait fiable. Reste que, aujourd’hui encore, nul ne sait de qui il s’agit, même si Marie Zábranová, qui connaissait les relations de son mari, a son idée sur la question :

« Il parlait très souvent d’Albert Camus, car c’était un auteur qui lui était très proche. Jan a lu L’Etranger quand il avait 16 ans et il mentionne souvent son nom dans son journal. Il lui portait donc une attention naturelle. Pour ce qui est des informations relatives à sa mort, Jan affirme effectivement qu’il s’agissait d’une source digne de confiance. Personnellement, je sais qu’il entretenait des relations avec plusieurs spécialistes de la langue et de la culture russes, des professeurs qui avaient émigré aux Etats-Unis, au Canada et ailleurs. Enfin, il reste Jiří Barbaš, un traducteur qui vivait ici, en Tchécoslovaquie. Et lorsque j’ai mené ma petite enquête pour cet universitaire italien afin de savoir qui aurait pu fournir cette information concernant Camus, il m’a été dit que Jiří Barbaš, décédé depuis, en savait beaucoup et que cela aurait donc très bien pu être lui. C’est un secret, mais pas complètement, car certaines personnes pensent que c’est lui. »

Cet avis n’est cependant pas partagé par les experts. A Paris comme à Prague à l’Institut pour l’étude des régimes totalitaires, la majorité d’entre eux restent très sceptiques sur la participation du KGB, même si tous reconnaissent qu’Albert Camus irritait profondément les autorités soviétiques par son engagement contre la répression des révoltes à Berlin-Est en 1953 et à Budapest en 1956 ou encore pour avoir pris la défense de l’écrivain russe Boris Pasternak, nommé prix Nobel en 1958, soit un an après l’auteur de La peste ou de L’Etranger. Mais tant que les archives du KGB à Moscou resteront inaccessibles, il sera impossible d’établir si la crevaison du pneu de la voiture qui a entraîné la mort d’Albert Camus porte bien l’empreinte de la fatalité ou celle des services secrets soviétiques.