Milan Kundera et sa patrie tchèque

Photo: Atlantis
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La carrière littéraire de Milan Kundera est très suivie par ses anciens compatriotes tchèques. Ils l’admirent mais le critiquent aussi et les relations de l’écrivain avec sa patrie ne sont pas dépourvues de malentendus et même d’une certaine animosité. Interrogé par Radio Prague, l’écrivain et ancien professeur de l’Université libre de Bruxelles Jan Rubeš se penche entre autres sur les raisons de ces contrariétés qui donnent cependant aux relations du grand romancier avec sa patrie un certain dynamisme.

Le regard tchèque

Nous savons que Kundera refuse de faire traduire en tchèque ses textes écrits en français. Ses textes sont donc traduits dans de nombreuses langues, sauf le tchèque, au grand regret des lecteurs tchèques pour lesquels ces ouvrages restent inaccessibles. Quelles sont les raisons de cette décision très impopulaire en Tchéquie qui complique en quelque sorte les rapports de l’écrivain avec les milieux culturels tchèques ?

Milan Kundera en 1967 | Photo: Gisèle Freund,  IMEC/Fonds MCC,  Galerie de la ville de Prague
« Il y en a plusieurs. Nous savons que Kundera est l’homme des ruptures. La rupture avec son pays se profile aussi comme quelque chose qui est très important pour lui. Il ne voulait pas considérer son séjour en France comme un exil. Il voulait s’intégrer complètement dans la société française. Il entretenait très peu de relations avec le milieu tchèque. D’autre part, un de ses amis, Milan Jungmann, qui était lui-même dissident, a publié un texte qui s’appelait Les paradoxes de Milan Kundera et dans lequel il essaie de montrer que Milan Kundera a changé en France, qu’il a effacé une partie de son existence tchèque pour plaire aux Français, comme il dit, pour se montrer comme un homme beaucoup plus intègre que comme on le voyait en Tchécoslovaquie à l’époque. Et je crois que cela a beaucoup blessé Kundera d’autant que ce texte a été traduit en français et publié en France dans la revue La Nouvelle alternative. »

C’est le regard tchèque qui fait de Kundera quelqu’un qui a tourné le dos à sa patrie.

« Il s’intègre très bien dans le milieu culturel français où il est d’ailleurs très honoré dès le début de son exil. Il est interviewé au début, on parle beaucoup de lui, il a un succès littéraire. Il ne veut pas jouer sur les deux plans, tchèque-français, français-tchèque, ce qui n’est pas tout à fait exceptionnel. N’oubliez pas que beaucoup d’écrivains étrangers, Ionesco et tant d’autres qui se sont installés en France, sont devenus français. Donc je crois que c’est le regard tchèque qui fait de Milan Kundera, je ne veux pas dire traître, mais quelqu’un qui a tourné le dos à sa patrie. Pour les Français c’est quelque chose de tout à fait normal et acceptable. »

En 2008 a été publié dans la presse tchèque un procès-verbal daté de mars 1950 selon lequel Milan Kundera aurait dénoncé à la police Josef Dvořáček, déserteur de l’armée tchécoslovaque. L’écrivain a fermement rejeté cette accusation et a mis en cause l’authenticité du document. Dans quelle mesure cette affaire très suivie et commentée a compliqué encore davantage les relations de Milan Kundera avec sa patrie tchèque ?

« Je pense que c’était effectivement la dernière goutte qui a fait déborder le vase. Personne ne sait ce qui s’est passé et je crois que personne ne le saura jamais. Un autre écrivain tchèque avec qui j’en ai parlé, Jiří Gruša, qui est déjà décédé, m’a dit : ‘Celui qui n’a pas vécu dans les années cinquante, ne peut pas s’imaginer ce qui aurait pu se passer’. Donc je pense que c’est un chapitre qu’il vaut mieux fermer parce qu’on ne saura jamais si c’est une histoire vraie ou fausse. Et je crois que c’était effectivement le point qui a compliqué terriblement les relations de Milan Kundera avec son pays. »

Les romans-essais

Kundera n’est pas seulement un romancier mais également l’auteur de nombreux textes sur l’Europe centrale et sur l’art du roman, ce qui est d’ailleurs le titre de l’un de ses essais. Quelle est la place de ces réflexions dans le contexte de son œuvre ?

« Disons tout d’abord que même ses romans contiennent une grande partie de réflexions qui se veulent philosophiques, et ne le sont pas toujours, qui se veulent un peu psychologiques, réflexions sur les motivations de ses personnages. Et je pense que la partie essayiste de l’œuvre de Kundera s’intègre dans ses romans. Il est assez difficile de séparer ses romans de ses essais. Dans ses essais il y a une partie de roman et dans ses romans il y a une partie d’essai. Ces essais sont différents articles publiés dans la presse et qu’il a réussi par la suite à rassembler et qui sont aussi ses réflexions sur son propre roman. Il réfléchit dans quelle situation, dans quelle lignée se trouve son roman. Je pense que Kundera essaie de légitimer son rôle de romancier à travers ses essais. »

L’exactitude du sens des mots

Milan Kundera en dix dates

1929 : naissance à Brno

1967 : publication de Žert, publié en France un an plus tard sous le titre La plaisanterie et préfacé par Louis Aragon

1970 : exclusion du Parti communiste tchécoslovaque

1975 : émigration en France

1981 : naturalisation française

1984 : publication de L’insoutenable légèreté de l’être, adapté en 1988 au cinéma par le réalisateur Philip Kaufman

1995 : publication de La lenteur, premier livre écrit en français

2008 : polémique à Prague autour d’une supposée collaboration avec la StB

2011 : entrée dans la Pléiade

2014 : publication de La Fête de l'insignifiance, son dernier livre en date

On sait que Milan Kundera refuse depuis trente ans les entretiens, qu’il interdit qu’on reproduise ses photos, qu’il se garde de toute publicité et qu’il mène une vie assez secrète, juste entouré de quelques amis. Comment l’expliquer alors qu’aujourd’hui la publicité est un facteur important du succès et que nombre d’artistes désirent qu’on parle d’eux ?

« Ça commence par une sorte d’anecdote. Kundera a été interviewé par un journaliste, et lorsqu’il a lu l’interview dans la presse, il s’est rendu compte que le journaliste avait complètement déformé ses propos et qu’il avait écrit ce qu’il pensait pouvoir mieux expliquer aux Français et faire plaire. Alors Kundera s’est senti complètement trahi parce qu’il tenait toujours énormément à l’exactitude du sens des mots. Il a d’ailleurs écrit un texte intéressant qui s’appelle Quatre-vingt-neuf mots et qui a été publié plusieurs fois et réécrit, et dans lequel il explique à partir de chaque notion, chaque mot concret, en définissant ce que cela signifie. Il a l’horreur de la déformation de sa pensée, de ses propos, des mots qu’il prononce. Il a compris que le journalisme aujourd’hui a tendance à embellir, à simplifier, à couper certains propos, et il a donc décidé à partir de ce moment de ne plus accorder d’interviews. »

« Cela va de pair avec le reste de cette publicité qu’on faisait autour de lui. Il n’aime pas qu’on le photographie, quand il vous donne rendez-vous, c’est assez secret. Il change trois fois l’endroit afin que personne ne sache où vous allez le rencontrer. C’est ce qui m’est arrivé. Je crois qu’il essaie de préserver son intimité et qu’il est extrêmement important pour lui de ne pas devenir un personnage public. »

Le monde comme un échiquier

Que pouvons-nous conseiller à un lecteur qui ne connaît pas encore Kundera. Quel livre doit-il lire en premier lieu ?

Kundera se lit avec délectation. C’est un homme qui a un grand sens de l’humour et du paradoxe.

« Je pense que La Plaisanterie est le livre fondamental. Il contient les grands thèmes que Kundera va développer dans ses autres romans. Parmi ces thèmes il y a l’humour. Il ne faut pas oublier que Kundera se lit avec délectation. C’est un homme qui a un grand sens de l’humour et du paradoxe où il mélange l’histoire, les destins des individus et les dimensions un peu psychologiques. Il joue avec ses personnages. On a l’impression que ses romans sont écrits comme un dialogue entre les personnages et l’auteur et parfois il laisse même entrer le lecteur dans ses romans, en demandant par exemple : ‘Que fera-t-on de ce garçon ? Va-t-il aller au rendez-vous ou bien va-t-il rester à la maison ?’ C’est comme un échiquier sur lequel il bouge ses personnages. Et cet échiquier c’est en fait le monde actuel avec tous les défis et tous les obstacles, et ces personnages ce sont ses protagonistes et c’est nous. Donc, je pense que c’est un jeu d’échecs qu’il développe dans chaque roman et La Plaisanterie pour moi, est caractéristique de cela. »

« Ensuite il y a L’Insoutenable légèreté de l’être, le roman postérieur, qui parle de différents destins possibles et de l’exil et qui est inspiré aussi par l’expérience vécue par Kundera en France. Je pense que ce sont les deux grands romans qui constituent l’axe de l’œuvre de Kundera. »

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