« Un leader politique qui attaque des journalistes, c’est un blanc-seing au peuple à faire de même »

Photo: ČT24

Samedi dernier, dans la soirée ayant suivi l’annonce de la victoire du président sortant Miloš Zeman au second tour de l’élection présidentielle, plusieurs journalistes ont été victimes d’agressions physiques par des membres de son équipe. Dès dimanche, l’organisation Reporters sans frontières, basée à Paris, publiait un communiqué condamnant ces faits, sur la base de plusieurs vidéos tournées au QG de campagne de Miloš Zeman. Pauline Adès-Mével est directrice du bureau Union Européenne-Balkans chez Reporters sans frontières. Elle a évoqué pour Radio Prague sa réaction suite au visionnage de ces vidéos de l’incident :

Photo: ČT24
« Ma première réaction a été une réaction de surprise suivie d’une réaction de choc. Honnêtement, j’avais du mal à croire ce que je voyais. J’ai d’abord eu accès à une première vidéo qui montrait clairement une personne qui avait l’air de dépendre de la sécurité de l’endroit, qui frappait vraiment à mains nues le visage d’un caméraman. J’ai eu accès à d’autres vidéos qui montraient la scène sous différents angles. Ce n’était pas tellement mieux. Surtout, on peut comprendre quand on regarde les vidéos les unes après les autres qu’il y a eu plusieurs incidents dans la même soirée, dans un temps assez limité, avec des violences commises contre des journalistes. Que ce soit un journaliste frappé dont la caméra tombe au sol, ou une autre journaliste avec son smartphone. Il y a eu des coups de coude notamment. Bref, des scènes totalement inédites. »

Il est intéressant que vous ayez eu accès à plusieurs vidéos, car dans les médias on n’en a vu passer qu’une essentiellement, donc un seul point de vue. Certains ont critiqué les journalistes sur place, disant qu’ils auraient provoqué la situation en voulant filmer absolument un homme titubant sous l’emprise de l’alcool…

Pauline Adès-Mével,  photo: LinkedIn de Pauline Adès-Mével
« Moi je trouve tout à fait légitime pour les journalistes présents sur place d’avoir cherché à comprendre ce qu’il se passait. En effet, le fait de voir un homme ivre mort tituber puis s’évanouir et tomber au sol, ça pouvait avoir l’air un peu inquisiteur rétrospectivement. Car en effet, ça ne présente pas d’intérêt journalistique. Maintenant, en tant que journaliste, je sais qu’une soirée électorale peut être pleine d’imprévus. A partir du moment où il se passe un événement de ce genre, que les caméras sont là, les photographes, les autres reporters, qu’il se passe un incident et que délibérément les personnes de la sécurité tentent d’empêcher les journalistes de voir ce qu’il se passe, évidemment ça présente de l’intérêt. Après, cette scène n’avait pas forcément d’intérêt en soi à être retransmise, mais ce qui est certain, c’est que ce ne sont pas les journalistes qui ont provoqué la scène. Ils ont tenté de faire leur métier, ils ont voulu informer, savoir ce qu’il se passait : c’est tout à fait légitime. Et c’est pour cette raison que certains ont été molestés. »

Cet incident au QG de Miloš Zeman s’inscrit dans un contexte où le président réélu, lui-même, a un rapport tendu, pour ne pas dire conflictuel, avec la presse. Est-ce que cet état de fait peut favoriser ce type de « lâchage » de la part de certains membres de son équipe ?

Miloš Zeman,  photo: ČTK
« Chez RSF, c’est une interprétation que l’on fait parce que c’est une tendance perceptible ailleurs. A partir du moment où un responsable politique, président ou non, se permet d’attaquer les journalistes, leur manque de respect, les invective, les insulte comme le président Zeman le fait, il est évident que pour l’opinion publique, le journaliste n’est plus grand-chose. Forcément, l’opinion publique va lui manquer de respect. Et pour ceux qui ont déjà peu d’estime, cela ne va pas encourager un meilleur comportement et surtout une autre façon de voir les choses. Nous avons toujours appelé à la retenue des hommes politiques parce que c’est vraiment classique. Ce qui se passe aux Etats-Unis avec Donald Trump, c’est un peu similaire. Il n’y a pas les coups de poing à la tchèque, mais au fond, invectiver les journalistes et les insulter, de la part d’un président, cela ne peut conduire qu’à ce genre de comportements. D’une certaine façon, c’est donner un blanc-seing au peuple : si le leader politique le fait, la population est aussi autorisée à manquer de respect aux journalistes. C’est vraiment quelque chose que l’on critique. Dès dimanche matin, nous avons appelé les autorités tchèques à condamner publiquement ce qui s’est passé. C’est très important qu’elles le fassent publiquement. Le porte-parole du président (Jiří Ovčáček, ndlr) a envoyé des SMS d’excuses à l’une des rédactions. C’est très bien et nous apprécions le geste. Mais c’est insuffisant. Il faut qu’il y ait une prise de conscience que ce genre de comportements est inadmissible. »

L’an dernier, Reporters sans frontières a publié son index annuel de la liberté de la presse dans le monde. La République tchèque est passée de la 21e à la 23e place. Comment expliquez-vous ce recul ?

« La République tchèque a vaguement baissé dans le classement 2017 de RSF. Elle a perdu deux places. Je considère que c’est un recul extrêmement minime puisqu’il y a un vrai recul des démocraties actuellement qui est très sensible dans la région. Il est évident qu’on a répertorié un certain nombre d’événements. La conduite du président Zeman n’aide pas à ce qu’il ait un meilleur climat. Le classement 2018 sera probablement, lui aussi, affecté par ce qui se passe. Bien sûr, la note de la République tchèque ne se fonde pas uniquement sur ce genre de choses et sur le fait que le président Zeman accueille la presse avec une kalachnikov factice… Mais il y a quand même un climat. Bousculer les cameramen dans les couloirs du Parlement européen ou railler les journalistes en conférence de presse aux côtés du président Poutine, ce sont clairement des choses qui ne passent pas inaperçues. Il y a d’autres problèmes en République tchèque, notamment en matière de concentration, mais disons que la République tchèque en 2017 était relative. Je crains toutefois que la descente se poursuive. »