1989 et moi et moi et moi - Andrea Sedláčková : « J’ai obtenu l’asile politique en France le 17 novembre 1989 »

Andrea Sedláčková, photo: Tomáš Vodňanský, ČRo

Notre série spéciale 1989 se poursuit avec la réalisatrice Andrea Sedláčková qui a vécu la révolution de Velours, à distance, depuis Paris où elle avait décidé de s’exiler en août 1989.

Andrea Sedláčková,  photo: Tomáš Vodňanský,  ČRo

Andrea Sedláčková, il y a quelques années, vous avez publié un livre intitulé Moje pařížská revoluce (Ma révolution parisienne), qui compile vos souvenirs de l’année 1989, de votre émigration, de la communauté tchèque à Paris. On vous connaît davantage comme cinéaste, mais on découvre aussi, puisqu’il s’agit d’extraits de vos journaux de l’époque, que vous écrivez…

« Oui, j’avais 22 ans, j’écrivais un journal intime comme la plupart de filles. J’étudiais déjà à l’époque le scénario à l’Ecole de cinéma de Prague, la FAMU. Je suis arrivée fin août, début septembre 1989 à Paris et j’y ai demandé l’asile politique. Je pense que c’était quand même déjà un projet littéraire de tenir ce journal parce que je me disais que j’allais sans doute vivre quelque chose d’assez exceptionnel. Je ne savais évidemment pas combien ce serait exceptionnel puisque la révolution de Velours s’est déroulée à mille kilomètres de l’endroit où je me trouvais ! »

Vous dites dans votre livre qu’« un émigré normal ne va pas à des soirées, comme moi, ne ‘picole’ pas tous les soirs, ne va pas au restaurant. Un émigré normal est abandonné à son destin. » En quoi étiez-vous une émigrée différente ?

« J’avais la chance de ne pas être totalement moche ni totalement stupide. Et d’être tombée dans la communauté intellectuelle tchèque de Paris, qui n’était certes pas très riche, mais pas pauvre non plus. C’étaient des gens qui étaient arrivés en 1968, qui avaient une quarantaine d’années en 1989, qui étaient dans la force de l’âge, qui picolaient, qui organisaient des dîners, qui rigolaient ! C’était vraiment une très belle période. Je pense qu’après, ça a complètement disparu : de nombreuses personnes de cette communauté sont ensuite rentrées en République tchèque, ou bien ont tout simplement pris de l’âge… »

Personne n’imaginait la fin du communisme

'Ma révolution parisienne',  photo: Prostor
Quelles sont les raisons qui vous ont poussée à partir en France ? C’est une décision qui a changé votre vie du tout au tout…

« J’étais une étudiante assez active. J’étais rédactrice en chef d’un journal étudiant, Kavárna. Grâce à ce journal, j’ai commencé à rencontrer des gens issus de ce qu’on appelait la ‘zone grise’, donc des gens qui étaient contre le système mais qui vivaient dedans, et ensuite des gens issus de la dissidence. J’ai donc bien sûr attiré l’attention de la police secrète, j’ai été interrogée. Je me rendais compte au fur et à mesure que je ne voulais pas vivre ma vie dans le système communiste, ni comme une citoyenne ordinaire, obéissante, ni dans la zone grise car je trouvais cela hypocrite, ni comme une dissidente car je savais que je n’en avais pas la force. L’occasion s’est présentée d’aller en France et j’ai décidé de choisir la liberté. En outre, il y avait la possibilité que je sois renvoyée de l’Ecole de cinéma en raison de mes activités politiques… »

Quand vous avez pris cette décision de partir, pouvait-on imaginer alors la chute du mur de Berlin et la révolution de Velours ?

« Je sais qu’aujourd’hui, il y a une certaine tendance à penser qu’on savait, que c’était inévitable, que dans tous les pays de l’Est, le système politique s’effondrait… Mais non, non, je ne l’imaginais pas du tout à l’époque. D’ailleurs, je n’étais pas la seule : Pavel Tigrid qui dirigeait la revue Svědectví (Témoignage) disait qu’il n’avait jamais vu autant d’émigrés jeunes qu’en septembre-octobre 1989. C’était alors plus facile de partir et les gens étaient tellement désespérés : ils avaient l’impression que rien ne changerait jamais, en tout cas en Tchécoslovaquie. »

A l’époque, quand vous êtes à Paris, vous continuez à communiquer avec vos amis et votre famille, restés en Tchécoslovaquie. Parmi ces amis, Monika Pajerová, qui a plus tard activement participé à la révolte étudiante de novembre 1989. Quels échos recevez-vous alors, via ces courriers, de la Tchécoslovaquie que vous avez quittée ?

« C’était assez extraordinaire car on s’écrivait énormément. Dans le livre se trouvent beaucoup de ces lettres. Moi-même j’ai gardé des copies des miennes : j’imagine donc que j’avais déjà en tête un petit projet ! Je recevais les lettres de Monika, de Pavel Dobrovský qui était un fils de dissident, de Martin Mejstřík, figure de proue de la révolution de Velours. C’est intéressant de voir les lettres où, en septembre, les gens n’imaginaient pas du tout la suite, ils pensaient que le système allait durer encore dix ans. En octobre, il y avait une forme de libéralisation, tout le monde était étonné, mais finalement, la manifestation du 28 octobre n’a mené à rien. Au fur et à mesure, tous ces amis sont devenus des révolutionnaires et ils ont arrêté de m’écrire des lettres ! (rires). »

Je voulais participer à la révolution de Velours et je ne pouvais pas

Survient le 17 novembre 1989. Comment se déroule cette journée, pour vous, depuis Paris ?

« J’avais commencé à travailler pour Radio Free Europe, j’écrivais des articles sur la vie parisienne. Ce jour-là j'interviewais Petr Král, le poète tchèque qui vivait à Paris depuis les années 1970. Pendant que je l’interrogeais pour la radio, il a reçu un coup de téléphone de Prague : on lui disait qu’il y avait une grande manifestation, que c’était extraordinaire... Ensuite je suis allée dîner avec Marek Skolil qui était alors le bras droit de Pavel Tigrid. On a dîné chez moi et j’ai reçu un coup de fil de Monika Pajerová qui m’annonçait que c’était horrible, qu’ils avaient été frappés pendant la manifestation par les forces spéciales. On disait qu’il y avait peut-être eu un mort. Elle m’a demandé de téléphoner à Pavel Tigrid qui était, évidemment, déjà au courant. Le lendemain matin, à mon réveil, j’ai trouvé dans ma boîte aux lettres le courrier de la veille, avec la lettre qui m’accordait l’asile politique. C’était daté du 17 novembre ! Je dois dire que je n’ai jamais rencontré personne qui aurait reçu l’asile politique après moi (rires) ! C’était vraiment à la dernière minute. Cela m’a en fait compliqué les choses par la suite, puisque quand vous demandez l’asile politique, vous remettez votre passeport aux autorités françaises, et surtout, vous ne pouvez évidemment pas voyager dans le pays d’où vous êtes partie. Tout à coup, j’avais envie de participer à cette révolution, de partir, mais je ne le pouvais pas. »

C’est en effet le grand paradoxe. Il y a quelques années, quand nous avions déjà évoqué vos souvenirs de cette période, vous m’aviez dit avoir vécu ces événements en sourde. Dans votre livre, vous dites que vous avez raté un rendez-vous avec l’Histoire, vous évoquez votre tristesse devant l’impossibilité d’être sur place avec vos amis et de participer à la révolution…

« Oui, c’était assez horrible. D’un côté, j’étais extrêmement contente que les choses bougent en Tchécoslovaquie. D’un autre, j’étais amère, triste, un peu méfiante aussi par rapport aux événements. Je ne comprenais pas comment j’avais pu me tromper autant sur le peuple tchèque : je pensais qu’il ne bougerait et soudain, voilà qu’il m’étonnait. J’ai trouvé cela héroïque. Je n’étais pas la seule dans cet esprit-là : on se retrouvait avec d’autres jeunes demandeurs d’asile pour commenter la situation. Les dix premiers jours, on pensait que ça n’allait pas durer. Mais après dix jours, je pense que c’est devenu évident que le changement était là, que c’était irréversible. »

Photo: ŠJů,  CC BY-SA 3.0

J'allais voir les images de la révolution dans une boutique Darty

Comme vous le disiez tout à l’heure, avant on ne pouvait prévoir la révolution de Velours, mais pendant les manifestations aussi, on ne pouvait deviner quels seraient les développements : on ne peut jamais refaire l’Histoire à l’envers…

« Aussi, paradoxalement, on n’était pas tellement au courant de la situation. Moi, peut-être un peu plus parce que je fréquentais les gens de Svědectví. Mais on ne parlait pas français, moi-même je ne parlais pas un mot de français en arrivant. On ne pouvait donc pas lire les journaux, écouter la radio, on n’avait pas la télévision. A 13 heures, j’allais toujours dans une boutique Darty, à République, parce qu’il y avait des écrans de télévision : j’allais y regarder les images du journal de 13 heures. C’est quelque chose qu’on ne peut pas imaginer aujourd’hui, où on a des images dans le téléphone, où on sait tout ce qui se passe immédiatement. Moi je n’avais que quelques photos piochées dans Libération… Ma mère m’appelait de temps en temps, mais c’était hors de prix et les coups de téléphone duraient trois minutes… »

Quand êtes-vous revenue pour la première fois en Tchécoslovaquie ?

« C’était assez miraculeux. J’ai obtenu l’asile politique extrêmement rapidement. J’ai déposé ma demande le 2 septembre, et j’ai obtenu l’asile le 17 novembre. Imaginez ! Aujourd’hui, c’est impossible, cela prend deux ou trois ans. Comme j’avais commencé à travailler pour RFE, j’ai pu demander l’obtention d’un passeport Nielsen assez vite : une fois l’asile politique obtenu, vous pouviez le demander et il marchait pour tous les pays du monde sauf celui d’où vous veniez. A l’époque, c’était pour que je puisse aller en Allemagne. J’avais donc ce passeport. Et le 20 décembre, l’ambassade tchécoslovaque a décidé d’accorder un laisser-passer spécial, pour Noël, à tous les gens qui avaient demandé l’asile politique et qui autrement n’auraient pas pu rentrer. Je suis allée rue Bonaparte, au consulat, communiste, où toute la décoration était communiste… C’était drôle, parce que j’ai rencontré de nombreuses connaissances dans la file d’attente. L’ambiance était incroyable : d’un côté du guichet, la joie, de l’autre on nous donnait le papier du bout des doigts ! Evidemment, ce ne sont pas ces fonctionnaires qui avaient décidé, ça avait dû être Jiří Dienstbier qui était devenu ministre des Affaires étrangères en décembre. J’ai acheté mon billet de train. A la gare de l’Est, juste avant le départ du train, quelqu’un a crié : ‘J’ai trouvé un passeport par terre ! A qui appartient-il ?’ C’était mon passeport qui était tombé sur le quai. J’aurais pu me retrouver à la frontière sans passeport et sans laisser-passer… Finalement, je suis arrivée le 23 décembre à Prague. »

Ils avaient pris la place que j’aurais dû occuper si je n’étais pas partie

Quels sont vos souvenirs de ce Noël praguois, quelques mois seulement après votre départ ?

« C’était assez dur. J’avais tellement déprimé à Paris et pendant ces trois derniers mois, que j’avais pris vingt kilos. J’étais partie plutôt jolie fille, et je revenais avec vingt kilos en trop. Je n’étais pas bien dans mon corps, dans ma peau. Je me sentais assez ridicule d’avoir quitté mon pays juste avant la révolution, assez triste de ne pas y avoir participé. Tous mes amis m’ont raconté combien c’était formidable.

'Několik vět  (Quelques phrases)',  photo: ČT24
Avant mon départ j’avais collecté des signatures pour la pétition Několik vět (Quelques phrases), qui demandait la libération de prison de Václav Havel. A l’Ecole de cinéma, j’étais entourée de nombreuses personnes dont je pensais qu’elles allaient la signer. En fait, on m'a dit : ‘non, je préfère finir mes études, j’ai peur etc.’ J’étais très déçue à l’époque et je pense que cela a contribué à ma décision de partir en France. Je me disais que si mes meilleurs amis étaient lâches, alors rien ne changerait. Beaucoup de ces gens sont devenus des héros de la révolution, m’ont raconté leur révolution. Moi je savais qu’ils avaient été lâches quelques mois auparavant et j’avais l’impression qu’ils avaient pris la place que j’aurais dû occuper si je n’étais pas partie. J’étais sûrement jalouse.

Et puis tous ceux que je rencontrais ouvraient de grands yeux en me voyant, à cause de mes kilos en trop. Il y avait aussi ceux qui me disaient : mais qu’est-ce que tu fais là, retourne à Paris, ta place n’est plus ici. J’ai donc décidé de ne plus revenir en Tchécoslovaquie, de rentrer à Paris, où j’avais l’asile politique, d’y faire mes études, d’apprendre le français et de revenir victorieuse à Prague. »

Vous avez consigné vos souvenirs, à l’époque, au fur et à mesure des événements, dans votre journal dont vous avez tiré votre livre. Mais 30 ans après, avec le recul, si vous deviez vous souvenir d’une image en particulier de cet automne 1989, quelle serait-elle ?

« Franchement, la première image qui me vient en tête, c’est la rue où se trouvait la rédaction de Svědectví, la rue de la Croix des Petits Champs, à côté du Louvre. Je me souviens comme j’y allais, comme on y parlait des événements. Il y avait ce mélange de joie et d’une certaine tristesse parce qu’on n’était pas sur place. C’était un tout petit appartement, où tout le monde fumait comme des pompiers et buvait du vin blanc, autour de Pavel Tigrid, toujours très drôle… »