Ivan Blatný : l’exil d’un poète

Ivan Blatný, Archives de Martin Reiner

Un jeune poète brillant ou un homme brisé et réduit au silence dans un asile des aliénés. Telles sont les deux faces du poète Ivan Blatný (1919-1990) dont la carrière prometteuse a été brisée par l’avènement du régime communiste en Tchécoslovaquie en 1948. Un siècle s’est écoulé depuis la naissance de ce poète qui ne cesse d’intriguer les lecteurs par son œuvre et par sa vie.

Ivan Blatný,  Archives de Martin Reiner

Le roman d’une vie

'Un poète - Roman sur Ivan Blatný',  photo: Torst
En 2014, l’écrivain et poète Martin Reiner publie le livre intitulé Un poète - Roman sur Ivan Blatný. Le livre qui remporte plusieurs prix littéraires, braque les feux des projecteurs sur ce poète presque oublié pendant une grande partie de sa vie. Martin Reiner ne cache pas sa fascination pour la vie de cet homme secret :

« Je pense que chaque lecteur qui ouvrira ce livre, lira une histoire passionnante et dramatique du XXe siècle, l’histoire d’un homme exceptionnel et extrêmement doué dont la personnalité et le caractère étaient tout à fait spécifiques. C’est pourquoi le sous-titre de ce livre est Roman sur Ivan Blatný. A mon avis, c’est un grand récit romanesque et c’est aussi la raison pour laquelle il faut lire l’histoire de la vie d’Ivan Blatný comme un roman. »

Une enfance idyllique et une adolescence prometteuse

Un grand appartement confortable au centre- ville de Brno. Tel a été le théâtre de l’enfance d’Ivan Blatný. Né dans une famille aisée, il vit dans un cadre cultivé au milieu des livres de la grande bibliothèque de son père Lev Blatný, écrivain et dramaturge qui joue un rôle important dans la vie littéraire de Brno. Cependant, l’enfance idyllique de ce fils unique de parents affectueux ne dure pas longtemps. A onze ans, Ivan Blatný perd son père, mort de tuberculose, suivi trois ans plus tard par sa mère. Orphelin confié à sa grand-mère, Ivan étudie au lycée et à l’Université, commence à publier ses premiers poèmes et s’impose bientôt aussi dans les milieux culturels de Brno. Son deuxième recueil de poésies Les promenades mélancoliques, publié en 1941, remporte le Concours national de poésie. Un poète d’un lyrisme envoûtant et enivrant est né.

Le groupe 1942

Photo: David Vaughan
Bientôt Ivan Blatný se joint au mouvement d’avant-garde Groupe 1942 et son langage poétique change en profondeur. A l’instar des autres membres du groupe, il cherche désormais à dépoétiser la poésie. Le résultat de cette nouvelle tendance est un recueil intitulé Ce soir, qui est bien différent de ses poèmes précédents. Le chanteur est devenu témoin de la vie de tous les jours. Le poète et traducteur Zbyněk Hejda apprécie beaucoup ce recueil sobre qui reflète la réalité quotidienne :

« C’est déjà de la vraie poésie. Mais Ivan Blatný a gardé quelque chose de la période précédente, quelque chose qu’on ne trouve pas par exemple dans les vers des autres poètes du Groupe 1942. Il a gardé la mélodie. Le caractère mélodieux de ses vers réapparaît toujours, se faufile, s’insinue dans sa poésie, mais il ne l’affaiblit pas. Il ne rétrécit pas l’ampleur sémantique de ses vers. »

L’exil d’un poète

Après la libération en 1945, Ivan Blatný, plein d’illusions sur les perspectives qui s’ouvrent après le cauchemar de la guerre, adhère au Parti communiste. Cependant, le régime arbitraire instauré en Tchécoslovaquie le déçoit profondément et en 1948, un mois seulement après le coup d’Etat communiste, il profite d’un séjour à Londres où il est invité avec une délégation d’écrivains tchèques, pour couper les ponts. Il annonce dans une émission de la BBC sa décision de ne plus revenir en Tchécoslovaquie.

Martin Reiner,  photo: Ian Willoughby
C’est le début de sa vie en exil, une période qui durera 42 ans et ne se terminera que par la mort du poète. Incapable de gagner sa vie, sans ressources financières, il ne peut compter que sur la compréhension et l’assistance de ses amis tchèques en Grande-Bretagne et finit dans un asile d’aliénés. Il cesse d’écrire et sa vie se résume alors à une suite de séjours dans différentes cliniques psychiatriques. La radio tchécoslovaque annonce même sa mort. Il est officiellement diagnostiqué comme souffrant de schizophrénie paranoïaque, mais est-il vraiment malade mentalement ? Son biographe Martin Reiner s’est posé évidement aussi cette question :

« Moi, si j’avais été à sa place, si j’avais dû vivre comme Ivan Blatný, partager son mode de vie, je serais devenu fou. J’évite de répondre aux questions sur sa santé mentale et j’évite de trancher même dans mon roman. Mais il est plus qu’évident que ce n’était pas un fou, un malade mental classique. C’était un homme qui avait gardé toutes ses capacités intellectuelles. Il est donc d’autant plus étonnant qu’il ait pu vivre cette vie qui pendant des années a été complètement vide, une vie sans contenu. »

Photo: repro Ivan Blatný,  Verše 1933-1953 / Atlantis

Une impulsion revigorante

Vers la fin des années soixante, la vie d’Ivan Blatný reçoit une impulsion revigorante. Ses amis tchèques recommencent à s’intéresser à lui, ils lui rendent des visites à l’hôpital et réussissent à réveiller en lui le désir d’écrire. Il remplit d’innombrables cahiers scolaires de ses vers et finit par publier, dans une maison d’édition de Toronto, un nouveau recueil intitulé Les anciens domiciles. Le poète réduit au silence retrouve sa voix. Il continuera à écrire avec passion jusqu’à sa mort en 1990, un an à peine après la chute du régime communiste en Tchécoslovaquie, mais il ne reverra plus son pays et ne réalisera pas non plus son plus grand désir :

Photo: repro Ivan Blatný,  Verše 1933-1953 / Atlantis
« Mon plus grand désir ? C’est d’avoir dans mon hôpital un bureau américain que j’avais jadis dans mon magasin, un bureau au fond cloisonné et avec des tiroirs où tous les papiers seraient rangés en ordre impeccable. Je voudrais avoir aussi ma propre bibliothèque où il n’y aurait que les livres que j’ai écrits, et j’aimerais publier un nombre de livres assez grand pour remplir toute cette bibliothèque. »

Des métaphores fraîches et évocatrices

La poésie d’Ivan Blatný est un langage suggestif et plein de souvenirs, de sensibilité, de sensualité et de mélancolie. Dans l’ensemble de son œuvre, on trouve des vers musicaux où la rime et le rythme jouent un rôle important, mais aussi des poèmes en vers libres d’un ton sobre et dépoétisé. Comme si deux poètes très différents se disputaient le droit d’écrire les vers et de les signer Ivan Blatný.

Toujours est-il que cette poésie pleine de métaphores fraîches et évocatrices et d’un charme saisissant et nostalgique continue à séduire les lecteurs encore trente ans après la mort de son auteur. A l’occasion du centenaire de sa naissance, les maisons d’éditions Host et Druhé město publient un ensemble de quatre livres réunissant les recueils d’Ivan Blatný des années 1940-1947, période du plus grand envol du jeune poète. Une belle récolte d’œuvres d’un homme qui, comme il l’a avoué, aurait préféré de ne pas venir au monde :

« Si je pouvais choisir, je déciderais de ne pas naître. Je l’ai écrit dans mon recueil Les anciens domiciles. C’est donc écrit. Ne pas être obligé de naître. Mais puisqu’il le faut, puisqu’il faut naître, il vaut mieux accepter le sort et être heureux. Etre heureux ... »

Photo: Host