La cathédrale Saint-Guy, miroir d'un peuple et de ses antagonismes

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"Au commencement le fleuve a creusé ici un méandre entre les pentes abruptes, un amphithéâtre immense, des chênes ont pris racine sur les versants, des chouettes ululaient dans le silence, la crête de schiste est restée cependant découverte, elle s'étendait comme le dos d'un poisson pétrifié - le théâtre des drames prochains était prêt ..." Cette introduction ouvre le livre qui a suscité un grand engouement du public après sa parution en 1995.

L'histoire de la cathédrale est évoquée en trois chapitres, en trois actes comme dans une pièce de théâtre. Dans le premier acte, l'auteur décrit les origines, la fondation et la construction de la cathédrale par le roi Jean de Luxembourg et son fils, l'empereur Charles IV. Le deuxième acte retrace le demi-millénaire d'existence de cet édifice, depuis la suspension des travaux de construction jusqu'à la moitié du XIXe siècle, et le troisième acte, enfin, évoque la suite des événements, à partir du moment où l'on a décidé d'achever la cathédrale jusqu'à aujourd'hui.

Le langage de Zdenek Mahler est expressif et rapide. En quelques phrases, il dépeint le cadre naturel dans lequel doit se jouer cette histoire presque millénaire. Il fait surgir de la profondeur des temps la rotonde et la basilique romanes qui ont précédé la cathédrale gothique au même endroit. Il parle du fondateur Charles IV qui fait construire cette cathédrale pour abriter la couronne et les autres symboles de l'Etat tchèque. L'empereur, qui a connu les grandes cathédrales gothiques lors de sa jeunesse passée en France, confie la construction d'abord à un Français, Mathieu d'Arras, puis, après la mort de celui-ci, à un jeune Allemand, Peter Parler. Les deux architectes ne manquent pas de talent et de fantaisie et leur oeuvre, une architecture fragile en apparence et pourtant solide, s'élève peu à peu au-dessus du château royal et de la capitale.

Sur le tombeau de saint Venceslas, patron de la Bohême, on construit une chapelle ornée de fresques et de statues dont les murs sont sertis de pierres semi-précieuses. Une mosaïque de 85 m2 représentant le Jugement dernier couvre la Porte d'or, c'est a dire le portail sud de la cathédrale tourné vers le château impérial et vers la ville. La cathédrale est aussi un immense mausolée dans lequel reposent les têtes couronnées enterrées aux côtés de saint Venceslas et de saint Adalbert, les patrons des Tchèques.


Tout commence dans la gloire et la splendeur, mais déjà sous le fils de Charles, le roi Venceslas IV, les choses commencent à se gâter. Le conflit entre l'Eglise et le pouvoir royal éclate, le réformateur de l'Eglise Jan Hus est condamné au bûcher par le Concile de Constance et c'est le début des guerres hussites qui marquent aussi le début de la Réforme en Europe. Le royaume tchèque étant en proie à des guerres de religion, les travaux de construction de la cathédrale sont suspendus pour cinq siècles, mais l'édifice n'en restera pas moins la maison de Dieu et le symbole de la nation. Abandonnée pendant des années, la cathédrale redevient célèbre suite à la canonisation de saint Jean de Nepomucène, patron de la Contre-réforme dont la tombe en argent est installée en grande pompe juste à côté de l'autel principal. On parle de nombreux miracles, des foules de pèlerins arrivent de nombreux pays et apportent des présents de grande valeur. Entre-temps, l'histoire se précipite, les événements sont tantôt favorables, tantôt défavorables à la ville et à la cathédrale, des conflits et des guerres éclatent, et la cathédrale est régulièrement endommagée et moins souvent restaurée.

La mère des églises tchèques survivra cependant à toutes les vicissitudes de l'histoire. Au XIXe siècle, avec l'avènement du romantisme, on envisage d'abord une reconstruction avant, finalement, de décider d'achever la cathédrale. Les architectes Kranner, Mocker et Hilbert se succèdent et, au début du XXe siècle, la silhouette de la cathédrale s'étend et s'enrichit. A côté du grand clocher, on érige deux autres tours, la nef principale est prolongée et atteint 125 mètres, tandis que les meilleurs artistes du pays réalisent la décoration intérieure. La cathédrale est rouverte en 1929 et devient témoin de l'essor de la Première République tchécoslovaque, de l'occupation allemande, de la Libération, du coup de Prague de 1948, des quatre décennies du régime communiste et de sa chute. C'est sous ses voûtes que Vaclav Havel vient s'incliner après son élection à la présidence de la République.


Le livre de Zdenek Mahler ne parle que très peu du dernier chapitre de l'histoire de la cathédrale. Vers la fin de 1992, l'Eglise catholique porte plainte contre le bureau du président de la République et réclame la restitution de la cathédrale. En décembre 1994, la Cour du Premier arrondissement de Prague tranche: la cathédrale appartient à l'Eglise catholique. Jusqu'alors on avait l'impression qu'elle appartenait à tous, mais soudain on se rend compte qu'il n'y a qu'un seul propriétaire. Deux camps se forment rapidement dans la société tchèque. Le premier considère que la cathédrale construite pour abriter les cérémonies du culte doit appartenir à l'Eglise catholique-romaine, le second rétorque qu'elle a été conçue par ses fondateurs pour abriter la couronne des rois de Bohême et qu'elle est le symbole de l'existence nationale du peuple tchèque. Selon ces derniers, elle ne doit donc pas être restituée à l'Eglise mais appartenir à la nation tchèque. Un débat houleux sur le sujet se déchaîne dans les médias.

Dans ce débat, l'auteur du livre, Zdenek Mahler, adopte une attitude modérée. A son avis, la cathédrale doit appartenir à elle-même, c'est à dire être placée sous la gestion commune de l'Eglise et de l'Etat. Une fois de plus, la cathédrale devient le miroir des antagonismes profonds de la société tchèque, une société dans une grande mesure sécularisée et dont une partie garde toujours une certaine réserve vis-à-vis de l'Eglise catholique.