La vie du prince des poètes racontée par son frère

« Rien que la vérité sur les vivants et les morts – que telle soit la devise de ces écrits », affirme Bedřich Frída dans la préface de ses Mémoires qu’il consacre presqu’entièrement à son frère Emil, célèbre poète connu sous le pseudonyme Jaroslav Vrchlický (1853-1912). Ses Mémoires démontrent que la vie de son illustre frère n’a pas été qu’une suite de brillants succès littéraires mais qu’il a aussi connu l’humiliation, la trahison et la solitude. Les souvenirs de Bedřich Frída et de son frère Jaroslav Vrchlický recueillis et annotés par Jiří Hubáček ont été publiés récemment par la Faculté des lettres de l’Université Charles de Prague.

Des frères qui s’aiment

Photo: Varia
Dans les dernières décennies du XIXe et au début du XXe siècle aucun autre poète tchèque ne peut rivaliser avec Jaroslav Vrchlický. Fils d’un petit commerçant, il se fait bientôt remarquer et ne cesse d’étonner ses contemporains par ses nombreux talents et surtout par la virtuosité quasi divine avec laquelle il crée des vers. La liste de ses œuvres comprend des poésies lyriques et épiques, de nombreuses pièces de théâtre à succès et d’innombrables traductions d’ouvrages classiques et contemporains de littératures française, anglaise, allemande, espagnole, polonaise, hongroise ou norvégienne.

Le livre sous-titré « Souvenirs de la vie de deux frères » réunit, aux côtés d’autres documents, les Mémoires de Bedřich Frída, une courte autobiographie de Jaroslav Vrchlický lui-même et un riche recueil de notes. La journaliste et critique littéraire Milena Marie Marešová constate :

« Bedřich Frída décrit dans ses Mémoires les drames de l’époque et des destins concrets d’une façon très suggestive et aussi avec une franchise surprenante. Il vénérait son frère mais cela ne l’empêchait pas de saisir certaines faiblesses de sa nature de même que les événements réels de la fin tragique de sa vie. »

Bedřich Frída
« Le style de la narration de Bedřich Frída est vif et spirituel, évidemment c’est un style d’époque, mais ce n’est pas un obstacle pour le lecteur, c’est plutôt un défi. Si nous le relevons, nous découvrons un langage sobre et pourtant plein de fraîcheur comme cette description de la première rencontre des deux frères lorsque l’un avait quatre ans et l’autre n’en avait que deux. »

En effet, les deux frères ont fait connaissance seulement lors de leur retour à la maison deux ans après la naissance du cadet. Bedřich explique que dans la famille Frída il y avait beaucoup d’enfants et que nourrir toute cette progéniture n’était pas facile. Les parents ont donc confié séparément Emil et Bedřich à des oncles, qui étaient curés, vivaient confortablement dans leurs paroisses et s’occupaient soigneusement de leurs petits neveux. Par la suite, les frères se voyaient pendant les vacances, jouaient ensemble, ils sympathisaient, s’aimaient et ont finalement décidé de vivre ensemble lors de leurs études à Prague.

Un poète adulé et prolifique

La situation du poète dans la société du XIXe siècle diffère énormément de celle du poète de nos jours car aujourd’hui la poésie est loin de susciter des passions. Au XIXe siècle, quand un poète n’est pas connu on le laisse mourir de faim, certes, mais quand il s’impose sur la scène littéraire, on l’admire, on l’encense, on le couvre d’honneurs et on lui voue un culte presque divin. Jaroslav Vrchlický est de ces poètes adorés. Anobli par l’empereur François-Joseph, il entre à la Chambre haute du Parlement de Vienne où il se bat pour le droit de vote pour tous. Il est membre de plusieurs institutions vénérables dont l’Académie tchèque des Sciences et des Arts ou l’Académie royale de Padoue et, à partir de 1893, il est titulaire du poste de professeur de littératures européennes à l’Université Charles de Prague. Biographe de l’intimité, Bedřich Frída ne s’attarde pas cependant beaucoup sur cet aspect brillant et mondain de la carrière de son frère et prête plus d’attention à son enfance, sa jeunesse, à son évolution spirituelle. Milena Marie Marešová rappelle que les frères Frída se ressemblaient par leurs vies, leurs intérêts et leurs activités :

Jaroslav Vrchlický
« Emil (Jaroslav Vrchlický) était l’ainé de Bedřich de deux ans, mais les deux frères n’étaient pas promis à la longévité. Emil est mort en 1912 dans la souffrance physique et psychique. Malgré son allure de vieillard que nous montre une photo prise juste avant sa mort, il n’a vécu que jusqu’à l’âge de 59 ans. Traducteur, directeur de l’Ecole supérieure de jeunes filles à Prague et responsable du programme du Théâtre national, Bedřich Frída n’a survécu que six ans à son frère Emil. L’ampleur de l’œuvre des deux frères, poésies chez l’un, traductions et critiques théâtrales chez l’autre, est tout simplement stupéfiante. La raison pour laquelle Bedřich Frída notait ses observations était peut-être une intention d’ébrécher l’image trop classique, c’est-à-dire scolaire et sclérosante, de son frère. »

Une plaie qui ne se refermera jamais

Témoin privilégié de la vie intime de son frère, Bedřich ne peut pas et ne veux pas passer sous silence les dernières décennies de l’existence d’Emil assombries par une déception cruelle et la désagrégation de sa famille. Jeune, Emil s’attire les sympathies de l’écrivaine pragoise Sofie Podlipská. Bien avant sa reconnaissance par le grand public, cette romancière et ardente patriote tchèque le considère déjà comme le plus grand poète de langue tchèque. La profonde sympathie entre cette femme mûre et ce jeune homme promis à un grand avenir se traduit finalement par une décision qui s’avèrera désastreuse. Par sympathie pour sa mère, Emil épouse Ludmila, la fille de Sofie Podlipská, une jeune fille éblouie par la gloire naissante de son prétendant mais qui, au fond, ne l’aime pas.

Ludmila Podlipská
Après quelques années de vie commune qui ressemble à du bonheur, la jeune femme se détache intérieurement de son mari et tombe amoureuse de Jakub Seifert, acteur du Théâtre national. La liaison dure pendant huit ans et à la fin de cette période Ludmila, contrainte par les circonstances, avoue son infidélité à son mari et lui annonce que deux de leurs trois enfants, Eva et Jaroslav, sont en réalité les enfants de Jakub Seifert. C’est un coup terrible pour le poète qui ne s’en remettra jamais. Pendant plusieurs années encore, il poursuivra le simulacre de la vie de famille mais cette blessure profonde ne cicatrisera pas. Sa santé décline rapidement et finalement il quitte sa famille et s’installe loin d’elle dans la ville de Domažlice en Bohême du Sud. C’est dans cette petite ville, le théâtre de son enfance heureuse, qu’il attend une fin qu’il sent proche.

Une statue qui prend vie

Tous ces détails ressortent dans les mémoires de Bedřich qui suivait et partageait en quelque sorte les souffrances de son frère. Milena Marie Marešová remarque :

« La profondeur de la relation entre les deux frères mais aussi une certaine distance empathique se reflètent dans la description que Bedřich donne de la vie intime d’Emil, de sa vie de famille qui n’était pas heureuse, de l’infidélité de sa femme et de son rapport à ses enfants illégitimes. La description des rapports d’Emil Frída avec l’écrivaine Sofie Podlipská ou le poète Josef Václav Sládek est étonnamment pertinente. »

Jaroslav Vrchlický | Photo: Zlatá Praha,  č. 1,  XXX. ročník,  1913/Ústav pro českou literaturu AV ČR/Wikimedia Commons,  public domain
Aujourd’hui, on lit beaucoup moins la poésie, on lit beaucoup moins aussi celle de Jaroslav Vrchlický. Il reste pourtant une des plus grandes figures de l’histoire de la littérature tchèque. Les Mémoires de son frère révèlent l’autre face de ce personnage emblématique, un aspect fragile, tragique et humain de sa personnalité. C’est, selon Milena Marešová, une raison de plus pour lire ce livre :

« Lire ce récit du frère cadet est vivifiant car il démolit l’image sculptural d’un classique exsangue. Bedřich écrit : ‘Emil n’était ni hypocrite, ni poseur. Il ne connaissait pas la vanité et le puritanisme de toute sorte le répugnait. Si quelqu’un pouvait dire ‘‘Rien de ce qui est humain ne m’est étranger’’, c’était lui’. En effet, découvrir de cette façon relativement aisée le créateur et l’homme Emil Frída – Jaroslav Vrchlický est une expérience pleine d’inspiration rien que pour le fait que nous devons nous débarrasser de nos préjugés.»