Le bicentenaire du début de la querelle des Manuscrits

Les Manuscrits de Dvůr Králové et de Zelená Hora, photo: Ondřej Tomšů

Le 16 septembre 1817, le poète Václav Hanka trouve dans la tour de l’église Saint-Jean-Baptiste de la ville de Dvůr Králové un vieux manuscrit qui se révèle être l’un des plus anciens sinon le plus ancien texte littéraire tchèque. Cette découverte sensationnelle est cependant aussi le début d’une longue polémique passionnée sur l’authenticité de ce texte qui a profondément marqué la vie culturelle et politique du peuple tchèque. Deux siècles se sont écoulés depuis la découverte du manuscrit de Dvůr Králové et cette polémique ne touche toujours pas à sa fin.

Un chef d’œuvre de poésie médiévale ou une ingénieuse supercherie ?

Les Manuscrits de Dvůr Králové et de Zelená Hora,  photo: Ondřej Tomšů
Le début du XIXe siècle en Bohême est très fertile en découvertes littéraires. On découvre non seulement le Manuscrit de Dvůr Králové (Rukopis královéhradecký), mais aussi presque simultanément le Manuscrit de Zelená Hora (Rukopis zelenohorský) et plusieurs autres textes de moindre importance. Le Manuscrit de Dvůr Králové comprend 14 poèmes épiques et lyriques en ancien tchèque qui évoquent entre autres des personnages et des scènes de vieilles légendes tchèques. Une de ces anciennes légendes tchèques, celle sur la princesse et prophétesse Libuše, est aussi le sujet d’un autre manuscrit découvert au château de Zelená Hora.

Pour les patriotes tchèques qui cherchent dans le passé les racines culturelles de leur peuple, c’est un véritable cadeau de la providence. Ils disposent finalement de preuves convaincantes qu’une littérature tchèque de haute qualité existait déjà au Moyen Age, indépendamment de la langue et de la littérature allemandes. C’est une forte impulsion pour ceux qui entreront dans l’histoire comme les « éveilleurs » du peuple et prépareront la résurrection nationale tchèque.

Les premiers doutes

Václav Hanka
Le premier trouble-fête qui ne partage pas l’enthousiasme général est l’abbé Josef Dobrovský, un philologue renommé. Il provoque une vague d’indignation en mettant en cause l’authenticité du Manuscrit de Dvůr Králové et en désignant carrément Václav Hanka comme l’auteur de cette supercherie. C’est le début de la querelle des Manuscrits qui allait diviser les Tchèques en deux camps inconciliables et alimenter la polémique pendant deux siècles. Parmi les partisans de l’authenticité de ces textes il y aujourd’hui entre autres Robert Hřebíček de l’Association pour l’étude des vieux manuscrits. Il ne cache pas cependant la complexité du problème :

« En ce qui concerne ce genre de documents, nous devons prendre en considération plusieurs étapes de leur existence. Le premier aspect c’est leur contenu. Il s’agit de poèmes basés sur des événements qui se sont produits peut -être à la fin de l’époque païenne et au début de la période chrétienne. Ensuite, il y a la période de la rédaction et de la création de ces manuscrits qui peut être tout à fait différente et donc postérieure de plusieurs siècles. Nous, membres de l’Association tchèque pour l’étude des manuscrits, sommes d’avis que le Manuscrit de Dvůr Králové a été écrit peu avant l’an 1400. Quant au Manuscrit de Zelená Hora, qui est différent par beaucoup d’aspects et dont la datation est bien difficile, nous penchons pour l’opinion qu’il a vu le jour au cours des XIIe et XIIIe siècles. »

La querelle des Manuscrits

František Palacký
Plusieurs générations d’historiens, de linguistes, d’écrivains et d’hommes politiques ont pris part à cette polémique qui a parfois pris des aspects violents. La situation des sceptiques qui refusent de reconnaitre l’authenticité de ces textes est difficile parce qu’ils sont considérés presque comme des ennemis de leur peuple. Au cours du XIXe siècle, il y a parmi les partisans de l’authenticité de ces documents des personnalités qui jouissent d’une grande autorité dans le milieu tchèque, dont l’écrivain et philologue Pavel Josef Šafařík ou le célèbre historien et homme politique František Palacký, surnommé Père de la nation.

Dans le camp opposé, il y a entre autres le poète Václav Bolemír Nebeský, le chef de la section archéologique du Musée national Jan Erazim Vocel et plus tard aussi le philologue Jan Gebauer. C’est à lui que se joindra, avec le courage qui lui est propre, le professeur Tomáš Garrigue Masaryk, futur président de la République tchécoslovaque, à qui cette prise de position compliquera la carrière universitaire. On étudie les aspects linguistiques et historiques du texte, on procède à des analyses chimiques de l’encre et du parchemin, on cherche des comparaisons dans les littératures médiévales d’autres peuples, et l’opinion négative sur l’authenticité de ces poèmes finit par prédominer. Mais malgré tout, les deux manuscrits sont déjà entrés dans la conscience collective des Tchèques et ont inspirés toute une pléiade d’artistes dont le compositeur Bedřich Smetana, l’écrivain Julius Zeyer, le peintre Mikoláš Aleš ou le sculpteur Josef Václav Myslbek.

L’hypothèse des palimpsestes

Viktor Viktora,  photo: Lenka Pitronová,  ČRo
Professeur de langue et de littérature tchèque de l’Université de Plzeň, Viktor Viktora rappelle le résultat de l’examen auquel les manuscrits ont été soumis dans les années 1960 :

« En 1969 on a découvert qu’il s’agissait de palimpsestes, cela veut dire que les faussaires ont effacé les inscriptions sur le vieux parchemin authentique en conservant les lettrines pour pouvoir y écrire de nouveau. La question qui s’impose est celle concernant la date à laquelle ce second texte a été inscrit sur le parchemin. Les défenseurs de l’authenticité de l’Association pour l’étude des vieux manuscrits supposent que c’était au Moyen Age tardif, à l’époque de l’empereur Charles IV. Mais rien à faire, pour l’instant nous ne disposons pas d’arguments qui pourraient confirmer ou démentir cette hypothèse. »

Bien que la majorité des chercheurs penchent aujourd’hui vers l’hypothèse que les deux manuscrits sont les œuvres d’un ou de plusieurs faussaires très astucieux et talentueux du début du XIXe siècle, il y a toujours des partisans de l’authenticité de ces textes. Ils se réunissent dans l’Association pour l’étude des manuscrits et poursuivent la recherche d’arguments pour appuyer leurs théories. Membre de cette association, Robert Hřebíček n’accepte pas l’hypothèse des palimpsestes et critique les méthodes utilisées lors des examens des années 1960. Bien qu’il admette qu’au début du XIXe siècle les faux étaient une chose courante, il souligne que c’était aussi une période riche en trouvailles de valeur :

« Il est vrai que l’apparition de ces manuscrits correspondait très bien aux tendances de l’époque. Certes, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles il y a toute une culture de la falsification et il faut se demander donc pourquoi justement ces manuscrits seraient authentiques. Simultanément avec cette fringale de vieux documents littéraires s’intensifient aussi les activités de recherches de textes. On cherche beaucoup et parfois on finit par trouver. Václav Hanka lui-même n’a pas trouvé seulement le Manuscrit de Dvůr Králové mais aussi d’autres textes et fragments littéraires dont l’authenticité ne fait pas de doute. Et cela se produisait aussi chez d’autres peuples. »

Le charme et la tragédie de l’histoire de la littérature

Les Manuscrits de Dvůr Králové et de Zelená Hora,  photo: Ondřej Tomšů
Au début XXIe siècle, la polémique sur les Manuscrits de Dvůr Králové et de Zelená Hora se poursuit donc toujours sans avoir pourtant un caractère aussi tranché et intolérant que par le passé. Bien que les analyses linguistiques et historiques aient apporté des arguments quasi irréfutables sur la fausseté de ces textes, les résultats des analyses chimiques restent ambigus. Même le professeur Viktor Viktora, qui trouve dans les Manuscrits de nombreuses preuves littéraires et linguistiques qu’ils ont été créés au début du XIXe siècle, avoue qu’il n’y a pas de certitude absolue sur l’origine de ces documents :

« C’est le charme et la tragédie de l’histoire de la littérature. Nous avons également d’autres problèmes littéraires de ce genre. C’est par exemple le problème de l’authenticité de la Légende de Christian qui est une des plus belles et des plus anciennes légendes tchèques. Pour prouver l’authenticité ou la fausseté des Manuscrits d’une manière irréfutable, il nous faudrait trouver un document historique dans lequel Václav Hanka avoue ce qu’il a fait ou ce qu’il n’a pas fait. Si nous trouvions un tel document, le problème serait résolu. »