Le centenaire de Lenka Reinerová

Lenka Reinerová, photo: David Vaughan
0:00
/
0:00

« Ma vie a été tellement riche, dans les sens positif et négatif, que je ne sens pas la nécessité d'inventer quelque chose. C'est mon expérience et je sens la nécessité de la raconter", a dit Lenka Reinerová, considérée comme la dernière écrivaine tchèque de langue allemande. Née il y a juste cent ans, le 17 mai 1916, et disparue en 2008 à l’âge de 92 ans, elle est devenue la mémoire vivante de son siècle.

C’est en 1935 que paraît le premier poème de Lenka Reinerová dans le journal Prager Tagblatt. Née dans une famille germano-tchèque d’origine juive dont la situation matérielle est assez précaire, elle se voit obligée à seize ans de mettre fin à ses études pour gagner sa vie. Elle commence par travailler d’abord comme employé de bureau puis, entre 1936 et 1938, elle est journaliste pour l’hebdomadaire Arbeiter Illustrierte Zeitung. C’est une expérience qui laissera une empreinte dans sa vie intellectuelle :

« Quand j'avais 19 ans, on m'a proposé un poste, que j'ai accepté, dans un journal qui avait émigré, pour ainsi dire, du Berlin nazi à Prague. Je suis donc entrée dans un groupe d'intellectuels allemands, ce qui était très intéressant pour moi. Il y avait, par exemple, le grand philosophe allemand Ernst Bloch, il y avait aussi l'écrivain Egon Erwin Kisch qui est devenu un bon ami à moi pour le reste de sa vie. Je connaissais toute sa famille. »

Sensible à l’injustice sociale qu’elle voit autour d’elle, Lenka Reinerová adhère bientôt au Parti communiste :

« Moi, j'étais très révolutionnaire quand j'étais jeune. Ce n'était pas un cas exceptionnel, on était très révolutionnaire en ce temps-là. C'était le moment où le fascisme commençait à s'établir en Europe, pas seulement en Allemagne, c'est ce qu'on oublie quelque fois. Cela a commencé en Italie, en Abyssinie, en 1936. J'étais alors une communiste jeune et convaincue et je pensais que la société devait être changée et réparée. Après un temps assez long, j'ai appris ce que je sais maintenant - c'est qu'un pouvoir absolu, même avec des idées qui semblent être justes, ne doit pas exister, pour des raisons éthiques, morales, religieuses. Dans aucun cas, il n'y a pas de justification pour un pouvoir absolu, pour une dictature. »

Prisonnière en France et au Maroc

Egon Erwin Kisch
A partir de 1939, son origine juive et son orientation politique rendent dangereuse la situation de Lenka Reinerová en Tchécoslovaquie et elle prend le chemin d’exil. Elle s’établit d'abord à Paris où elle côtoie d’autres émigrés tchèques dont son ami Egon Erwin Kisch. C’est à Paris que Lenka Reinerová est écrouée au début de la guerre avec une vingtaine d’autres émigrés tchèques. Elle se retrouve d’abord dans la prison de la Petite Roquette pour être déportée ensuite dans des camps d’internement dans le sud de la France et au Maroc. A la fin de sa vie elle ne saura toujours pas expliquer la cause de son arrestation :

« Nous étions tout un groupe d'intellectuels tchèques et on ne savait même pas pourquoi. Il paraît que cela avait à faire avec différents groupements dans l'émigration tchèque en France. C'était au commencement de la guerre et nous étions victimes des intrigues dans les différents groupes qui étaient là. Et puis c'était la ‘drôle de guerre’... »

La prison est sans doute une expérience douloureuse pour la jeune femme mais sa détention n’a pas que des conséquences négatives. C’est dans l’isolement de sa cellule de la prison de la Petite Roquette à Paris qu’elle découvre le pouvoir et le charme de l’écriture :

Lenka Reinerová et Theodor Balk,  photo: ARchives de l'Université Potsdam
« On m'a mise au cachot et j'ai demandé un jour du matériel pour écrire. On m'a dit: 'Non, vous n'avez pas le droit de correspondre avec quelqu'un.' Et j'ai répondu: 'Je ne veux pas correspondre, je veux écrire.' Cela les a d’abord étonnés, puis ils m'ont donné un cahier, de l'encre, etc., et j'ai écrit là-bas un livre pour les enfants. Je l'ai écrit en tchèque, parce que je pensais que le tchèque à Paris, au commencement de la guerre, était une langue secrète. Cela a été tout à fait inutile, parce que tout le monde pouvait lire ce que j'avais écrit, mais cela m'a énormément aidée. En écrivant en prison, je me retrouvais hors de la prison et j'en étais très contente. »

Ce n’est qu’en 1941 que Lenka Reinerová aidée par des amis réussit à quitter le Maroc et arrive au Mexique où elle passera le reste du temps de la guerre en tant qu’employée de l’ambassade du gouvernement tchèque d’exil. Pendant cette période elle se marie avec le médecin yougoslave Theodor Balk. La fin de la guerre lui apporte la possibilité de regagner Prague, mais c’est un retour douloureux. Les onze membres de sa famille ont été assassinés dans des camps d’extermination et Lenka n’arrive pas à éluder la question : ‘Pourquoi pas moi ? Pourquoi suis-je la seule à échapper à l’holocauste ?’Déracinée dans son pays, elle suit d’abord son mari pour vivre avec lui à Belgrade, mais en 1948 elle est déjà de retour à Prague.

Les déboires des années cinquante et de l’occupation soviétique

Mère d’une petite fille, elle n’est pas au bout de ses peines et n’échappe pas à la terreur stalinienne des années 1950. Accusée de trotskisme et de sionisme en 1952, elle est encore arrêtée et passe 15 mois en détention préventive. Après sa sortie de la prison, elle se retrouve en marge de la société et ne sera réhabilitée qu’en 1964. Et la situation se répétera encore après l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’armée soviétique pendant la période de « normalisation ». Interdite de publication à cause de ses opinions libérales, elle gagne sa vie en traduisant des textes sous un faux nom, mais ne se laisse pas dompter et ne renonce pas à sa vocation littéraire. Ce n’est qu’à partir de 1983 qu’on lui permet de publier ses livres en Allemagne de l’Est mais les lecteurs tchèques n’auront la possibilité de la connaître qu’après la chute du communisme en 1989. Prague, sa ville éprouvée par les vicissitudes de l’histoire et toujours renaissante à la vie nouvelle, devient le grand sujet de son œuvre :

« D'abord, c'est ma ville natale et puis, objectivement, c'est une ville très belle aussi. C'est la ville où j'ai grandi, où j'avais toute ma famille que j'ai complètement perdue pendant la guerre dans l'holocauste. J'y avais aussi beaucoup d'amis qui ne sont plus. C'est la ville que je connais, où je me trouve vraiment chez moi. Elle a eu aussi la chance, pendant la dernière guerre mondiale, de ne pas être bombardée; donc la ville est toujours là et je sens sa continuité. J'ai été dans beaucoup d'autres villes qui sont belles et très intéressantes aussi, mais Prague c'est une ville que je connais et j'ai l'impression qu'elle me connaît aussi. Je dis souvent que c'est une petite grande ville, il y a une certaine intimité. A Prague, on peut encore marcher à pied.»

Le bonheur d’écrire

Lenka Reinerová,  photo: David Vaughan
Vers la fin de sa longue vie, Lenka Reinerová peut finalement cueillir les fruits de son travail littéraire. Ses contes, ses essais, ses recueils de souvenirs paraissent en allemand, en tchèque et même en français. Sa vie est un grand roman où elle trouve une inspiration inépuisable pour ses livres. Pratiquement tous ses écrits sont basés sur son vécu et avec le temps elle devient un des derniers témoins des époques révolues dont notamment la période du foisonnement culturel pragois de l’entre-deux- guerres, de la coexistence fructueuse des cultures tchèque, allemande et juive. Couverte d’honneurs, lauréate de plusieurs distinctions prestigieuses, dont la médaille Goethe, elle continue jusqu’à la fin à écrire en allemand, dans la langue de sa mère, donc dans sa langue maternelle. Malgré sa vie difficile, malgré la multitude d’épreuves qu’elle a subie, elle ne ressent pas d’amertume :

Photo: A/V
« Je pense que la nature a été gentille avec moi, généreuse peut-être, parce que mon attitude vis-à-vis de la vie est tout à fait positive. Je suis reconnaissante pour chaque jour et je suis même capable de me réjouir de chaque jour. Mais ce n'est pas tous les jours qu'il vous arrive quelque chose de bon ; peut-être une tout petite chose quand même. Je suis capable de me réjouir de petites choses, et les petites choses, il y en a toujours. Le grand bonheur, c'est rare. Cela arrive aussi, mais c'est rare. Comme je l'ai déjà dit, c'est ma nature, mes gènes qui me donnent cette possibilité. Naturellement, quand j'écris, quand je suis capable d'écrire, oui, c'est un certain bonheur, parce que c'est un monde à moi, c'est « mon » monde quand je suis en train d'écrire. Après, quand on a un livre, c'est très bien, on est très content. Mais les moments d’écriture, ce sont les moments où l'on sent le bonheur, je pense.»