Le Temps retrouvé de Milan Uhde

Photo: Torst / Host
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C’est un mot curieux et peu commun qui figure dans le titre des Mémoires de l’écrivain, dramaturge et homme politique Milan Uhde. Il a intitulé son livre « Rozpomínky – Ressouvenirs » pour laisser entendre qu’il ne s’agit pas de l’évocation de simples souvenirs de diverses étapes de son existence, mais d’une recherche active, difficile et parfois pénible de la vérité sur sa vie.

Photo: Torst / Host
Le livre intitulé « Ressouvenirs. Ce que je sais de moi. » retrace la vie de Milan Uhde depuis sa naissance en 1936 dans la ville de Brno jusqu’en l’an 1998, lorsqu’il a mis un point final à sa carrière politique. La rédaction de cet important volume de 648 pages s’est échelonnée sur une période de six ans :

« J’ai écrit ce livre entre 2007 et 2013 y compris les corrections et modifications de la version finale. Mais je n’ai pas travaillé sur ce texte d’une façon continue pendant toutes ces six années. Ma méthode est toujours d’écrire une partie et de laisser reposer le texte pendant six mois pour prendre une certaine distance. Et cette distance me permet ensuite de supprimer, de préciser et de compléter certains passages. La distance est donc comprise dans cette période de six ans mais pendant ce temps-là je me suis livré aussi à d’autres activités. »

C’est grâce à Jan Kolář, rédacteur en chef de la revue « Divadelní noviny – La Gazette du théâtre » qu’ont vu le jour les Mémoires de l’homme ayant marqué par ses activités la culture et la politique tchèque de ce dernier demi-siècle. Il se souvient avoir été au début très réticent à cette proposition qui lui semblait prématurée et donc déplacée :

Jan Kolář,  photo: CT
« Jan Kolář a insinué que je pourrais écrire les Mémoires et je lui ai répondu en citant mon ami Milan Kundera qui dit que les Mémoires sont une forme ‘pré-nécrologique’. Et il va encore plus loin en considérant comme une forme ‘pré-nécrologique’ même les félicitations pour des anniversaires qu’il refuse d’ailleurs d’accepter. Bien que je ne sois pas aussi radical que lui, j’ai dit à Jan Kolář : ‘ Je suis actif, j’ai des idées pour au moins onze projets littéraires. J’ai encore du temps pour écrire des souvenirs.’ Mais il s’est montré bien astucieux et m’a tendu un piège en disant : ‘Bon, vous allez faire seulement le portrait de la revue « Host do domu » et nous le publierons.’ J’ai donc fait le portrait de la revue, ce qui étaient finalement aussi mes souvenirs, et ce faisant, je suis tombé dans le piège. »

Si Milan Uhde accepte finalement de revenir sur son passé, ce n’est donc que pour parler de la revue littéraire « Host do domu – L’invité à la maison », un mensuel pour la littérature, les arts et la critique fondé en 1954 et supprimé en 1970. La revue a collaboré au cours de seize années de son existence avec les meilleurs hommes de lettres tchèques de l’époque et s’est forgée la réputation d’un îlot d’esprit libre dans un milieu marqué encore par le dogmatisme stalinien. Dans ses Mémoires, Milan Uhde évoque son entrée dans la revue d’une manière réaliste et désabusée :

Milan Uhde,  photo: Šárka Ševčíková,  ČRo
« ‘Host do domu’ devenait bien populaire et j’ai réussi à me faire embaucher dans la rédaction de cette revue en tant que rédacteur - élève. Il n’y avait que des hommes âgés de 50 à 60 ans et ils avaient besoin de quelqu’un qui pourrait faire la navette entre la rédaction et l’imprimerie. (…) Alors on disait partout : ‘Vous avez besoin d’un jeune. Il faut trouver quelqu’un.’ Et c’est donc moi qu’ils ont trouvé et je suis entré dans la rédaction le 1er mai 1958. »

Milan Uhde a donc été un membre actif de la rédaction de la revue à partir de 1958 jusqu’à sa suppression en 1970, au seuil de la triste période de la normalisation après l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’armée soviétique. En évoquant les activités de la revue sur l’impulsion de Jan Kolář pour la Gazette du théâtre, Milan Uhde ressentira le besoin de parler aussi de ce qui a précédé. Il plonge donc dans le passé et parle de ses études au lycée et à la faculté des Lettres, de son adolescence et de son enfance sous l’occupation allemande et finit par y ajouter également ses souvenirs de la période de la dissidence dans les années 1970 et 1980 et de sa carrière d’homme politique après la chute du communisme en 1989. Progressivement, ses souvenirs s’étendent donc pour embrasser presque toute son existence.

Grâce à sa mémoire prodigieuse, il réussit à faire ressurgir du passé l’histoire de sa vie et, avec elle, un demi-siècle de la vie intellectuelle et culturelle tchèque avec ses combats, ses limites, ses illusions, ses erreurs et ses aberrations. Il ne se ménage pas et jette un regard très critique sur son comportement dans de diverses étapes de sa vie. Après avoir évoqué les désarrois et illusions de son enfance, il avoue l’aveuglement politique de sa jeunesse. Membre très actif de l’Union des jeunesses communistes, il a mis assez longtemps pour découvrir le caractère véritable du régime totalitaire des années 1950 :

« J’ai été inculte et idiot. Je me suis laissé abuser au moment où la littérature tchèque essuyait des pertes énormes et était comparable à une forêt dévastée par une tempête. Beaucoup de poètes et d’écrivains ont été interdits de publication, certains ont été emprisonnés et purgeaient leur peine dans des conditions extrêmement dures. Et le vide qu’ils ont laissé devait être comblé par les jeunes gratte-papier imbéciles, incultes et ambitieux qui se ruaient sur leur poste. Et moi, j’étais l’un d’eux. »

'Host do domu',  photo: Site officiel de la revue Host
C’est le poète Oldřich Mikulášek qui ouvre progressivement les yeux du jeune adepte de la litérature et lui fait découvrir finalement les bas-fonds du régime communiste. Grâce à ce poète qui est son ami et collègue de la rédaction de la revue « Host do domu », mais qui est surtout son gourou spirituel, il finit par se réveiller. Désormais, il ne lui sera plus possible de fermer les yeux face à la vérité. Pendant des années il essayera encore de jouer le jeu imposé par le régime sans se compromettre ouvertement mais après avoir publié, en 1972, un article critique, son nom se retrouve sur la liste des auteurs interdits. Les dés sont jetés, l’écrivain entre dans la dissidence et signera avec Václav Havel la Charte 77, document appelant au respect des droits de l’homme et qui déclenchera la furie des autorités communistes. Il continue à écrire mais ses textes ne sont publiés qu'en samizdat ou sous des noms d'emprunt.

Après la Révolution de 1989 et la chute du régime totalitaire, Milan Uhde entre dans la politique. Entre 1990 et 1992, il est ministre de la Culture, puis il est, en tant que membre du Parti civique démocrate ODS, pendant trois ans président de la Chambre des députés. Il entre dans la politique avec beaucoup de bonnes intentions dont il ne réussira à réaliser qu’une petite partie. C’est donc en 1998 qu’il quitte l’échiquier politique en faisant le bilan des fautes qu’il a commises. Il se rend à l’évidence : « Je ne doit pas espérer obtenir la confiance de qui que ce soit, parce que j’ai perdu la confiance politique en moi-même. » Bien qu’il affirme ne pas détester la politique qu’il considère toujours comme une activité utile, il revient à la littérature. C’est le chapitre sur son retrait de la vie politique qui met fin aussi à ses Mémoires. Il ne prolonge pas le récit de sa vie jusqu’au présent. Il lui semble sans doute qu’il a déjà commis, en cherchant la vérité sur son passé, suffisamment d’indiscrétions au risque d’agacer ses amis et même les membres de sa famille :

Milan Uhde,  photo: Pavel Hrdlička,  CC BY-SA 3.0 Unported
« Ma famille percevait toujours mes activités littéraires d’une façon critique et non sans une certaine inquiétude. Quand mes frères ont amené leurs futures femmes pour les présenter à la famille, ils les ont averties : ‘Ne dis rien quand Milan est là, parce qu’il fourre tout ce que tu dis dans une pièce de théâtre ou dans un autre texte pour le publier. Il faut toujours compter avec cela.’ Et malheureusement ils avaient raison. »

« Etre moi-même et en assumer la responsabilité » - tel est le credo de Milan Uhde. Ses Mémoires démontrent combien difficile est la réalisation d’une telle devise, combien il faut de courage et d’intelligence pour ne pas céder aux tentations, illusions et pressions de la vie. Il s’est sans doute rapproché davantage de la réalisation de son credo en rédigeant ses souvenirs. Ses Mémoires révèlent qu’il n’a pas toujours réussi à faire face aux pressions de la vie et c’est justement en cela que réside leur prix.

(Le livre « Rozpomínky. Co na sebe vím. - Ressouvenirs. Ce que je sais de moi. » de Milan Uhde est sorti en 2013 aux éditions Host et Torst.)