L’enfer transfiguré par les yeux d’un enfant

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« En écrivant des textes en commun, nous avons toujours eu l’impression que cet effort nous rapprochait encore d’avantage, qu’il nous aidait à faire ressurgir dans notre pensée des moments presque oubliés », écrivent les époux Taj-ťün* Hejzlarová et Josef Hejzlar dans la postface du livre qu’ils ont écrit en commun et intitulé « Sur le Fleuve ». Taj-ťün Hejzlarová est née en 1932 en Chine, Josef Hejzlar était un sinologue tchèque né en 1927. Ils ont démontré à travers leur existence que des personnes provenant de peuples et de cultures extrêmement éloignés peuvent vivre en parfaite symbiose. Ils ont souvent travaillé ensemble et leur collaboration a donné naissance à plusieurs ouvrages avec lesquels ils cherchaient à rapprocher les cultures chinoise et tchèque. Leur roman « Sur le Fleuve » est un récit autobiographique dans lequel Taj-ťün Hejzlarová, aidée de son mari, donne une superbe forme littéraire aux souvenirs de son enfance. Leur roman a été couronné en 2011 du Prix littéraire du Club du livre tchèque.

Taj-ťün et Josef en 1950
Taj-ťün et Josef se sont rencontrés dans les années 1950 lors de leurs études à l’université de Pékin. Ils se sont mariés en 1956 et se sont installés en Tchécoslovaquie pour y vivre et travailler ensemble. Cette collaboration s’est poursuivie jusqu’à la disparition de Josef Hejzlar en janvier 2012 à l’âge de 85 ans. Taj-ťün Hejzlarová se souvient :

« Nous avons tout le temps collaboré et finalement nous nous sommes dit que nous allions écrire quelque chose de ce genre, un roman. Quand je suis arrivée en Tchéquie, j’ai été obligée en raison de mon travail d’étudier le tchèque à la Faculté des lettres en tant qu’étudiante externe. Mon travail et ma famille ne me permettaient pas de m’inscrire aux études régulières. J’avais chez moi le professeur de tchèque le plus sévère, mon mari. Donc, je parle tchèque, même si je fais des fautes de grammaire. Cela m’est égal. Et je ne suis plus obligée de penser en chinois. »

La gestation du roman a été un processus qui a duré toute la vie ou presque de ses auteurs. En 2011, après la publication du livre, Josef Hejzlar a parlé de cette longue maturation et du rôle du temps qui atténue et adoucit les souvenirs douloureux :

Taj-ťün Hejzlarová et Josef Hejzlar,  photo: Knižní klub
« Nous nous sommes racontés les plus belles années de nos vies, nos enfances. L’enfance est belle, elle est pleine de grande poésie. On oublie les faits difficiles et désagréables, ils ne passent pas par le tamis de la mémoire. Les beaux souvenirs nous restent. Mon enfance et celle de ma femme ont souvent été bien difficiles, mais pleines de beauté et d’émotion, pleines de richesses. Surtout l’enfance de ma femme. Ce que sa famille a vécu, c’est une véritable épopée. Nous avons raconté cette enfance d’une façon tout à fait naturelle. Ma femme a passé son enfance pendant la guerre et notre livre est donc un récit sur la guerre. »

Le roman « Sur le Fleuve » se situe en Chine à la fin des années 1930. Les premiers chapitres évoquent le massacre de Nankin en 1937 au début de la seconde guerre sino-japonaise. Les atrocités commises par l’armée japonaise, qui, après la bataille de Nankin, ancienne capitale de la République de Chine, coûteront la vie à près de 300 000 personnes, et la cruauté des représailles dépassent toute imagination. Dans cette situation, la mère de la petite fille qui nous raconte cette histoire et s’appelle Cannelle décide de fuir avec ses filles la zone occupée par l’armée de l’empereur Hirohito et de se réfugier à l’intérieur du pays. La seule voie qui reste à cette famille démunie et abandonnée par le père est le Long Fleuve, le Yangtsé, le plus grand et le plus majestueux cours d’eau d’Asie. Cette vaste route fluviale est cependant étroitement surveillée par les chasseurs de l’occupant japonais qui tirent sur tout ce qui bouge. Le voyage en bateau de la mère et de ses filles devient une course de la mort. Le fait que la famille survive à cette horrible épreuve s’apparente à un miracle. Après maintes aventures dangereuses vécues sur le fleuve, la famille arrive finalement dans la ville de Chongqing devenue provisoirement capitale de la Chine. C’est là que la mère et ses filles passeront la guerre, c’est aussi là que, dans les conditions toujours difficiles, elles réapprendront à respirer, à vivre et même à profiter de la vie. Un jour, l’histoire de cette enfance difficile finira par rapprocher encore d’avantage Taj-ťün de son mari tchèque :

« Pour moi, et je crois que pour chaque auteur, le thème le plus proche est celui que j’ai vécu. J’ai raconté mon enfance à mon mari et il m’a raconté la sienne. Les joies, les tristesses et les déboires de nos enfances étaient si proches. Les enfants sont les enfants. Mon mari provient d’une famille assez pauvre. Ma famille était riche, mais elle a tout perdu dans la guerre. Nous avons vécu dans le dénuement et la misère. Mais je crois que cela convient à mon caractère et a aussi contribué à mon désir de partager tout cela avec les lecteurs tchèques. »

Illustration: Taj-ťün Hejzlarová
Si le récit sur cette descente aux enfers n’est pas insoutenable, c’est qu’il nous est raconté par une enfant. L’histoire est reconstituée à partir des souvenirs de Cannelle, une petite fille. La septuagénaire Taj-ťün Hejzlarová se souvient de cette fillette qu’elle a été et qui, même dans les périodes les plus difficiles, a su arracher à la vie quelques moments de trêve, quelques menus plaisirs, quelques petites joies enfantines. Cannelle ne peut continuer à vivre et à espérer que parce qu’elle se sent aimée par sa mère et ses sœurs. Elle n’oubliera plus ces petits moments de bonheur et gardera aussi à jamais en elle la beauté saisissante des paysages qu’elle traverse sur un bateau emporté par les vagues du Long Fleuve. Ces images se fixeront dans sa mémoire et transformeront son récit d’un désastre en une lecture captivante, enrichissante et revigorante. Peu à peu, le lecteur commence à admirer cette mère courage et ses filles, découvre les traits spécifiques de leurs caractères, se familiarise avec la vie et les coutumes chinoises. En même temps, il sent que quelque chose change dans cette culturelle traditionnelle et que la guerre accélère ces changements. Il assiste à une lente transformation des jeunes héroïnes du roman qui cessent d’être des créatures passives et obéissantes à l’autorité masculine pour apprendre à décider elles-mêmes de leurs vies.

L’apport de Josef Hejzlar à la rédaction de ce livre a été important. Taj-ťün avoue que c’est le lyrisme et l’excellente connaissance de la langue tchèque de son mari qui ont été décisifs pour le style du roman. En rédigeant ce texte avec sa femme, Josef Hejzlar a trouvé beaucoup d’inspiration dans sa propre enfance :

Illustration: Taj-ťün Hejzlarová
« C’est dans l’enfance que nous sommes les plus proches l’un de l’autre. Quelle que soit notre nationalité ou notre race, l’enfance nous rapproche. Partout les enfants sont polissons, gais et curieux. Il y a beaucoup de ressemblances. Les différences commencent à s’approfondir avec l’âge. Nous nous sommes connus mutuellement et ce livre n’est pas une autobiographique unilatérale mais bilatérale. Cependant, l’histoire que nous racontons n’est que chinoise, c’est le récit d’une vie qui a été dure. »

Dans le jury ayant attribué le Prix littéraire du Club du livre tchèque à l’ouvrage figurait l’écrivain Jaroslav Rudiš. Pour lui, et aussi sans doute pour beaucoup d’autres, la lecture de ce livre a été une découverte de la Chine, de la vie dans ce pays, de sa nature et d’une page terrible de son histoire. C’est ainsi qu’il a évoqué les sensations suscitées par sa lecture :

« Ma première impression a été d’être subjugué par l’atmosphère de ce livre. C’est un style très détaillé et très captivant. Cela se passe sur une rivière et le récit est très vivant. C’est une sensation presque physique comme si j’y étais. Comme cela se passe pendant la guerre, c’est parfois une lecture assez rude, mais en même temps il y a beaucoup de poésie. C’est plutôt rare aujourd’hui, où les livres ont plutôt tendance à une certaine austérité. Et puis il y a aussi l’histoire à suspense de ces gens qui s’enfuient, histoire captivante et saisissante. Bref, si je dois résumer l’impression que ce livre m’a laissée, c’est l’atmosphère de ce fleuve qui coule et la sensation quasi physique de la navigation à travers la Chine. »


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