Les deux faces du style Biedermeier

Photo: repro 'Biedermaier - Umění a kultura v českých zemích 1814 - 1848' / Uměleckoprůmyslové muzeum v Praze a Gallery, s.r.o.
0:00
/
0:00

Un art bourgeois conservateur et « terre-à-terre » ou un art subtil et discret qui révèle l’importance des choses simples de la vie – telles sont les deux interprétations tout à fait contradictoires du style Biedermeier qui s’est imposé en Europe centrale dans la première moitié du XIXe siècle. C’est à ce style décrié par les uns et admiré par les autres qu’est consacré le livre intitulé Biedermeier : L’art et la culture dans les pays de la couronne tchèque 1814- 1848.

Photo: repro 'Biedermaier - Umění a kultura v českých zemích 1814 - 1848' / Uměleckoprůmyslové muzeum v Praze a Gallery,  s.r.o.

Le style de l’accalmie

Photo: Uměleckoprůmyslové muzeum v Praze a Gallery,  s.r.o.
Le livre est une œuvre collective de plusieurs auteurs qui ont réuni non seulement de nombreux documents sur les manifestations du style Biedermeier en Europe centrale, mais cherchent aussi à situer ce style dans son époque, à révéler ses racines et sa portée spirituelle et à mettre en relief aussi son rôle dans la société. L’historien de l’art Radim Vondráček, éditeur du livre, estime que son caractère paisible était, entre autres, une réaction aux bouleversements de l’époque précédente :

« Quand nous parlons de l’époque du Biedermeier, il faut tenir compte du caractère de ce moment de l’histoire qui vient finalement comme une période de paix après les guerres napoléoniennes qui ont duré presqu’un quart de siècle. »

Les conséquences du Congrès de Vienne

A la suite des guerres napoléoniennes et du Congrès de Vienne (1814-1815), la carte politique de l’Europe est remodelée sous la houlette du prince Klemens Wenzel von Metternich, ministre autrichien des Affaires étrangères et diplomate brillant. Deux idées maîtresses planent sur les travaux du congrès - la restauration et le retour à l’obéissance. On cherche à restaurer les régimes d’avant la Révolution française et à réduire à l’obéissance les peuples récalcitrants. Des mesures sévères sont prises pour étouffer les signes précurseurs de nouvelles révolutions. Radim Vondráček constate cependant que ces restrictions politiques ont eu aussi une conséquence positive :

Radim Vondráček,  photo: Martina Schneibergová
« L’historiographie moins tendancieuse constatait que Metternich était un diplomate très ingénieux qui a réussi à créer un système de coexistence pacifique de nations jusque-là ennemies ce qui a permis le développement de la culture centre-européenne. Jusqu’en 1848, il n’y a pas eu dans la région de grands conflits militaires ou révolutionnaires qui auraient pu menacer l’harmonie et le consensus social. »

Le Biedermeier face au romantisme

Grâce au génie diplomatique de Metternich, l’Europe fatiguée par les conflits militaires jouira d’une période de paix qui s’étendra sur une trentaine d’années et cette période de paix est aussi celle du Biedermeier. Il s’agit avant tout de la culture bourgeoise. On se réfugie derrière les portes closes de maisons, on retrouve le charme du foyer, de la vie de famille, de l’intimité partagée avec un cercle retreints d’amis. On vénère les vertus considérées par d’aucuns comme bourgeoises, mais qui au fond n’ont rien de blâmable : la fidélité, la probité, le zèle, le sens du devoir, la modestie. Radim Vondráček rappelle cependant que simultanément naissaient une autre tendance et un mouvement artistique bien différents :

« Evidemment, c’était le romantisme qui attirait surtout l’attention dans les arts plastiques et dans la littérature par ses élans tumultueux et les grands thèmes existentiels. Tout cela s’impose avec plus de force par rapport au style Biedermeier qui préfère le recueillement, la retenue, les tons harmonieux. Cependant, c’est comme dans la vie, parfois on a besoin d’élan, d’envol, et parfois on sent le besoin de ralentir, de s’arrêter, de réfléchir sur le chemin à emprunter. Ce sont donc deux attitudes différentes et depuis longtemps on se demande quel est le rapport entre elles. S’agit-il des deux faces d’une même pièce ? Des théoriciens de littérature ont trouvé une belle métaphore en disant que le Biedermeier est le romantisme dompté. »

Photo: repro 'Biedermaier - Umění a kultura v českých zemích 1814 - 1848' / Uměleckoprůmyslové muzeum v Praze a Gallery,  s.r.o.

L’art de la paix, de la famille et de l’intimité

La recherche du calme, de l’harmonie et de l’équilibre dans l’intimité qui est l’aspect principal du mode de vie de l’époque du Biedermeier trouve son expression dans presque tous les domaines des activités artistiques et artisanales. L’art de l’intérieur, le portrait et le paysagisme serein s’imposent dans la peinture, la mélodie paisible et pleine de grâce naïve est appréciée dans la musique, des sujets quotidiens et édifiants sont demandés dans la littérature et les lignes simples et élégantes prédominent dans les objets d’usage quotidien et dans le mobilier. Radim Vondráček constate :

Photo: repro 'Biedermaier - Umění a kultura v českých zemích 1814 - 1848' / Uměleckoprůmyslové muzeum v Praze a Gallery,  s.r.o.
« Le XIXe siècle perçoit séparément les sphères publique et privée. Et c’est pour cette vie dans l’intimité qu’on créée aussi un mobilier approprié. L’intérieur de la maison est conçu comme un espace symbolique où l’homme de cette époque-là vit entouré de souvenirs de ses proches. De là, l’immense culte des portraits miniatures de membres de famille et de bibelots qui étaient exposés dans des vitrines. C’est une transformation de l’espace intime. Le phénomène du foyer prend une importance clé dans la pensée de l’époque et il apparaîtra aussi par exemple dans l’hymne national tchèque. »

Un style précurseur de la modernité

Photo: repro 'Biedermaier - Umění a kultura v českých zemích 1814 - 1848' / Uměleckoprůmyslové muzeum v Praze a Gallery,  s.r.o.
Les ornements sont considérés désormais comme superflus et les meubles Biedermeier ne s’ornent que par l’élégance raffinée de leurs formes et la structure du bois poli. L’art de l’ébénisterie se démocratise et devient accessible à des couches plus larges de la population. Paradoxalement, on dirait que c’est à l’époque du Biedermeier, époque qui manque de liberté politique, qu’on fait un pas vers la réalisation de la devise de la Révolution française demandant l’égalité des droits pour tous. Radim Vondráček ajoute :

« C’était le premier style de mobilier que nous pouvons qualifier de moderne. On a commencé à fabriquer des choses qui sont utilisées pratiquement jusqu’à nos jours. (…) C’était un style caractérisé par la simplicité, la sobriété et la praticité. Je suis d’accord avec le théoricien allemand du XIXe siècle Alfred Lichtwarg qui a qualifié le Biedermeier de premier style moderne et a considéré le mobilier de cette époque comme l’expression du début du mode de vie moderne. »

Photo: repro 'Biedermaier - Umění a kultura v českých zemích 1814 - 1848' / Uměleckoprůmyslové muzeum v Praze a Gallery,  s.r.o.

Le mobilier Thonet

Et Radim Vondráček de rappeler que c’est à cette époque qu’a été fondée la société de Michael Thonet qui a lancé la mode du meuble en bois courbé. Les courbes des fameuses chaises Thonet que la société commence à fabriquer déjà de façon industrielle et en série, correspond aussi à la morphologie du style Biedermeier. Le mobilier Thonet allait connaître un succès durable et il continue à être fabriqué encore au XXIe siècle.

Selon Radim Vondráček, il est donc un peu injuste de dire que c’était un temps de l’oppression car c’est à cette époque-là que l’empereur François Ier a contribué à l’adoption du code civique dont beaucoup de points allaient être en vigueur pratiquement jusqu’à la moitié du XXe siècle. Le code civique garantissait l’égalité de tous devant la loi, l’inviolabilité de la propriété privée, la liberté du commerce, etc. Les droits civiques ancrés dans le code ont pris donc une grande importance pour toute la société :

« Le Biedermeier est une thérapie par une espèce de ralentissement du temps, une protection contre les turbulences de l’époque. On s’arrête, on observe les choses autour de soi, on prend une certaine distance. Parfois, on observe le monde même avec un certain scepticisme, ce qui est typique surtout pour les caractères viennois. C’est un paradoxe, mais les gens à cette époque avaient l’impression que le temps s’accélérait. J’aimerais savoir ce qu’ils penseraient aujourd’hui. Nous percevons dans les documents de ce temps-là qu’ils considéraient leur époque comme très, très turbulente. »