L’occupation de la Tchécoslovaquie vue par l’historien Jiří Suk

Jiří Suk, photo: Štěpánka Budková

Le 40e anniversaire de l’occupation de la Tchécoslovaquie par les armées du Pacte de Varsovie a été l’occasion pour la maison d’édition Torst de publier un livre de photographies de Josef Koudelka. Le célèbre photographe y présente un témoignage poignant sur les événements d’août 1968 qui ont mis fin au rêve sur le socialisme à visage humain et ont ouvert deux décennies de vie humiliante dans un pays occupé. Les textes qui accompagnent le livre de Josef Koudelka ont été rédigés, entre autres, par Jiří Suk de l’Institut de l’histoire contemporaine. C’est avec Jiří Suk qui a obtenu, en 2003, le prix Magnesia litera pour un livre consacré à la révolution de 1989, que nous reviendrons sur l’occupation de la Tchécoslovaquie et tâcherons de situer cet événement dans son contexte historique.

Jiří Suk,  photo: Štěpánka Budková
«L`année 1968 est devenue un grand mythe et elle l’est toujours», dit Jiří Suk. A son avis, les historiens ont déjà dit pratiquement tout sur cette période, tandis que la Révolution de velours suivie de la chute du communisme en 1989 sont des événements qu’il faudra encore analyser et étudier. En août 1968, le monde entier a tourné les yeux vers la Tchécoslovaquie, un petit pays au centre de l’Europe et l’affaire tchécoslovaque est devenue l’affaire du monde. Un quart de siècle plus tard, au début des années 1990, il y a eu en Tchécoslovaquie une tentative de démythifier ce mythe et d’interpréter toute la période de libéralisation politique et culturelle appelée le Printemps de Prague comme une simple rivalité de deux fractions au sein du Parti communiste tchécoslovaque. Aujourd’hui, de telles simplifications ne sont plus possibles et le mythe de 1968 revient dans toute sa force. Selon Jiří Suk, c’est un des piliers historiques sur lesquels reposent l’identité et le patriotisme tchèques. A son avis, l’occupation a d’abord ressoudé le peuple tchèque :

«La semaine du mois d’août 1968 qui a suivi l’occupation était une extase de la liberté. Le peuple s’est réveillé. Les gens étaient gentils les uns envers les autres. Ils cédaient volontiers les places assises dans les trams. Peut-être que cela fait sourire, mais toutes ces choses unissaient les gens. Un des slogans de cette période était ‘Finalement nous sommes une nation’. Les gens se sont rendus compte, au cours de cette semaine, de leur appartenance à un peuple, ils se sont rendus compte qu’ils avaient une histoire. Ils ont commencé immédiatement à comparer les événements de ‘68 avec le début de l’occupation allemande en 1938. Ils se rendaient compte donc de leur histoire et de leur identité nationale et, en même temps, cela n’a duré que très peu de temps. Parce que, un an plus tard, les mêmes personnes hissaient déjà les drapeaux soviétiques. C’est donc extrêmement paradoxal.»


Aujourd’hui, quand nous lisons et regardons les documents écrits et filmés de cette période, nous sommes étonnés par la popularité et la confiance dont jouissait, en ces moments historiques, le Parti communiste qui, pourtant, était déjà gravement compromis par les aberrations des années cinquante. En août 1968, le parti était considéré comme le garant de la libéralisation politique et ses dirigeants, avec Alexander Dubček en tête, comme des héros populaires. Jiří Suk explique cette popularité qui s’appuyait sur une grande illusion :

«Le parti communiste a vécu en ce temps-là son heure de gloire. Cela n’a pas duré et a débouché sur une catastrophe. Ce parti ne savait faire que ce qu’il avait fait auparavant, c’est-à-dire gouverner le peuple d’une façon absolue. Pourtant, en ce temps-là, il avait la confiance des gens. Bien sûr, les gens ne se fiaient qu’aux personnalités du Printemps de Prague, Dubček, Smrkovský, Černík, Svoboda, Císař. Cela ne pouvait pas être autrement parce que ces hommes avaient rejeté l’invasion. Dans la nuit du 20 au 21 août, ils ont rejeté l’invasion lors d’une session du bureau politique. Ils ont été enlevés et internés en URSS. Le peuple, alors, n’avait pas d’autre choix que de les considérer comme ses leaders. Ils allaient tous échouer dans ce rôle de leader à l’exception de František Kriegel. Mais c’est une autre chose. Le peuple n’avait pas d’autre possibilité que de soutenir le Parti communiste de Tchécoslovaquie et ses dirigeants.»

Photo illustrative: Archives de Radio Prague
Les effets positifs de la mobilisation de tout le peuple face à l’occupant n’ont pas été de longue durée. Plus grand a été l’enthousiasme du Printemps de Prague, plus amère a été le lent dégrisement après l’invasion soviétique. Quand il s’est avéré que ni les puissances occidentales, ni les institutions internationales n’allaient nous aider et que la Tchécoslovaquie ne pouvait pas obtenir le statut de pays neutre, la réalité tragique d’un pays abandonné est devenu évidente. L’esprit national retrouvé allait bientôt céder place aux intérêts particuliers, au pessimisme, à la lâcheté et à la trahison. Tchèques et Slovaques, livrés à l’arbitraire soviétique, apprenaient à vivre sous le régime de la normalisation et s’habituaient au marasme moral de leur nouvelle situation. C’est pour arrêter ce glissement fatal vers la collaboration avec l’occupant que les étudiants Jan Palach et Jan Zajíc se sont immolés par le feu. Selon Jiří Suk les conséquences de l’occupation ont été immenses :

«Je ne suis pas capable de quantifier les dommages matériels, dont les dégâts laissés par l’armée soviétique sur notre territoire, mais les conséquences morales de l’invasion ont été écrasantes. (…) Les vingt années de normalisation qui ont suivi après l’occupation ont beaucoup abîmé ce qu’on pourrait appeler l’âme du peuple. En 1968, le processus de démocratisation était en cours. Des éléments de la démocratie directe ont fait leur apparition. Les gens ont commencé à décider eux-mêmes de leurs affaires et leurs opinions étaient claires. Ils revendiquaient le départ des Russes et aussi le départ de tous les traîtres et des collaborateurs avec l’occupant. Ils désiraient la neutralité, c’était le slogan qu’on voyait partout. C’était comme s’ils se réveillaient pour une conscience démocratique. Et tout cela a été brutalement coupé. Tout cela a eu donc d’immenses conséquences morales qui sont difficiles à évaluer. Mais ce n’est pas impossible. Ce n’est peut-être pas un travail pour un historien, mais plutôt pour un poète qui, seul, serait capable de rendre compte de tout cela.»