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7) Michal Ajvaz : L’autre ville

'L’autre ville', photo: Petrov
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Un jour, un homme trouve dans une bouquinerie de Prague un livre étrange écrit dans une langue inconnue et en caractères indéchiffrables, et c’est le début d’une aventure extraordinaire qui le mènera à des découvertes stupéfiantes et changera complètement sa vie. C’est ainsi que s’ouvre le roman de Michal Ajvaz intitulé Druhé město - L’autre ville que nous vous présentons dans le cadre de notre série consacrée aux œuvres et aux auteurs incontournables de la littérature des pays tchèques.

Michal Ajvaz,  photo: Rafał Komorowski / CC BY-SA 4.0

Une imagination débridée

'L’autre ville',  photo: Petrov
Michal Ajvaz (1949) est descendant des Karaïmes, une ethnie vivant en Crimée et aux confins de la Pologne et de la Russie. Fils d’un chimiste et traducteur du russe, il étudie entre 1967 et 1974 le tchèque et l’esthétique à la faculté des lettres à Prague, sa ville natale. Cet intellectuel qui obtient son doctorat ès lettres en 1978, gagne cependant sa vie dans des professions ouvrières. Il est tour à tour assistant technique, veilleur de nuit, concierge d’hôtel, pompiste. Ce n’est qu’en 1994 qu’il abandonne ces travaux et se consacre entièrement à la littérature. A ce moment-là, il est déjà l’auteur de deux romans et d’un recueil de contes qui ont attiré l’attention des lecteurs et de la critique.

Après le livre intitulé Vražda v hotelu Intercontinental - Meurtre à l’hôtel Intercontinental qui, malgré son titre, n’est pas vraiment un roman policier, il publie L’autre ville qui étonne le public par son imagination débridée. Interrogé sur sa méthode de travail, Michal Ajvaz la présente pourtant comme un processus spontané et naturel :

« Le livre prend pour point de départ une sensation initiale qui est souvent liée à l’impression d’un endroit. Et puis, il se développe sans un plan précis fixé d’avance. Progressivement, quand je transcris et retranscris le texte, mes livres deviennent de plus en plus longs parce que l’action se ramifie et il y a beaucoup de rajouts, des histoires sont insérées dans d’autres histoires... »

Photo: Kristýna Maková

Dans l’engrenage des forces mystérieuses

« Est-il possible que dans notre proximité immédiate existe un monde qui bouillonne d’une vie extraordinaire, qui a été ici déjà avant notre ville et que nous ignorons complètement? »

'L’autre ville',  photo: repro Michal Ajvaz,  'Druhé město'/Petrov
Ainsi s’interroge le héros du roman L’autre ville lorsque des événements incroyables commencent à se produire dans sa vie à un rythme de plus en plus rapide. Il ne sait pas encore qu’il est tombé dans l’engrenage de forces mystérieuses dont l’existence dépasse complètement son imagination.

Avec le temps il se voit cependant obligé de se rendre à l’évidence. Sa ville, avec ses maisons, ses rues et ses places qui lui sont si familières, est comme un décor qui cache une autre ville et une autre population dont l’existence se manifeste par des événements insolites se produisant surtout la nuit. Intrigué, il se lance à la découverte de ce monde improbable, de cette autre ville qui n’est pas d’un accès facile, qui ne cesse de l’étonner, qui ne s’ouvre vraiment qu’aux initiés et qui est aussi séduisante que dangereuse. Et il finit par se demander laquelle de ces villes parallèles est la plus réelle, la plus nécessaire pour lui et dans laquelle de ces deux villes il désire vivre.

Photo: Štěpánka Budková
Jan Malura, professeur de littérature tchèque à l’université d’Ostrava, insiste sur le rôle des endroits concrets de Prague dans ce roman fantasque qui met sournoisement en cause notre perception de la réalité :

« Le sens de tout cela est d’entrevoir quelque chose qui n’existe qu’en marge de notre monde concret ou qui n’est qu’un rêve. Ajvaz est un auteur urbain ce qui est apprécié par beaucoup de lecteurs. C’est le genre de roman du flâneur citadin. L’auteur promène son lecteur dans les rues de la ville, il évoque une topographie concrète, les endroits connus. Et en même temps il y a quelque chose de mystérieux. Le lecteur peut dessiner dans son esprit la carte des endroits qu’il connaît et cela peut être très captivant. Cette ville est un être vivant qui fait ce qu’il veut, qui engloutit des personnages - et c’est un thème vraiment intéressant. »

Un mélange savant d’angoisse et d’humour

'L’autre ville',  photo: repro Michal Ajvaz,  'Druhé město'/Petrov
Les découvertes invraisemblables du héros du roman se multiplient. Cela commence comme des épisodes tout à fait insignifiants de la vie quotidienne quand on écarte du mur une vieille armoire, quand on dévisse le panneau de fond d’un téléviseur poussiéreux, quand on cherche sous un lit un crayon égaré. Tous ces petits incidents sont comme des fissures, des petits trous par lesquels l’autre monde s’infiltre dans la vie des gens. Un tramway vert sillonne les rues de la ville la nuit et on dit que celui qui y entre, ne reviendra jamais.

Un jour le protagoniste du roman ouvre le portillon d’un conteneur à sable dans un parc et se retrouve soudain dans la coupole d’un dôme immense où une foule de fidèles écoute docilement le sermon rigoureux du prêtre d’une religion secrète. Et quelques jours plus tard il retrouve les traits du prêtre sévère dans le visage du patron d’un bistrot pragois. C’est ainsi que Michal Ajvaz marie dans son récit les éléments improbables et probables.

En outre, l’auteur relativise l’atmosphère angoissante de son roman par l’humour et l’ironie. C’est ce que constate d’ailleurs aussi Jan Malura :

« Ce n’est pas un monde trop sérieux bien que cela puisse le paraître au premier abord. Les textes de Michal Ajvaz, dont L’autre ville, sont pleins d’éléments grotesques, de plaisanteries, de parodies de la science. Il se moque et parodie notre connaissance scientifique rationnelle. Dans L’autre ville, il y a des chercheurs qui s’occupent de disciplines bizarres dont par exemple l’archéologie des tiroirs, on y donne des conférences de sciences diurnes et nocturnes, ou plutôt nocturnes parce que le roman et les recherches se déroulent surtout la nuit. Il y a des personnages mystérieux et parodiques comme Felix, « l’oiseau de déclamation rituelle », des descendants ensauvagés des bibliothécaires dansent parmi les rayons de la Bibliothèque nationale de Prague... »

Photo: Štěpánka Budková

A la recherche du centre de l’autre ville

Photo: Štěpánka Budková
Et déjà les manifestations de l’existence de l’autre ville s’intensifient et la fantaisie de l’auteur se déchaîne. Le héros-narrateur se lance dans un combat à mort avec un requin volant sur le balcon de l’église Saint-Nicolas et il découvre que les statues baroques du pont Charles cachent d’innombrables petits élans qui sortent la nuit et envahissent les rues sombres des vieux quartiers. Dans sa recherche obsessionnelle du centre de l’autre ville, il parcourt à ski des rues, des caves de maisons, des appartements et des chambres à coucher de ses habitants avec un remonte-pente magique et il vole au-dessus des toits sur le dos d’une raie. Et il subit aussi le charme de Klára-Alweyra, une jeune femme mystérieuse et dangereuse qui cherche à le tuer.

Photo: Mirobole Éditions
La nuit, la ville est envahie par des végétations et des animaux fabuleux et des poissons de toutes les couleurs. Le lecteur se trouve dans un monde onirique qui rappelle certaines visions des tableaux surréalistes de Max Ernst. Sophie de Lamarlière de Mirobole Editions qui a publié en 2015 L’autre ville dans la traduction de Benoît Meunier, décèle cependant une différence entre les visions oniriques des surréalistes et le monde fantastique de Michal Ajvaz :

« Je pense qu’il a peut-être le désir et la volonté d’être plus lisible que la littérature surréaliste qui cherchait avant tout à opérer une rupture. Je pense que Michal Ajvaz n’est pas dans cette volonté première d’opérer une rupture. Il cherche quand même à ce que le lecteur puisse entrer dans son texte. Et ce qui est remarquable, c’est qu’il a, à la fois, une originalité folle, un côté extrêmement exigeant dans l’écriture qu’on n’a jamais vu nulle part ailleurs et, à la fois, je trouve, une empathie, une force qui se dégage de ce livre et qui fait que le lecteur entre dans ce texte. C’est à la fois quelque chose de très intellectuel et de très charnel, ce qui n’est pas la littérature surréaliste, du moins à mon avis très subjectif. »

Un homme tiraillé entre deux villes parallèles

Les visites du héros du roman dans l’autre ville se multiplient mais il n’arrive toujours pas à parvenir au centre de la cité secrète, à dévoiler son mystère. Finalement, il se rend compte que l’autre ville ne s’ouvrira jamais vraiment à un homme qui mène une double existence et qui pense qu’il est possible de passer dans l’autre ville seulement quelques jours de vacances pour assouvir sa curiosité ou pour décrire cette expérience dans un livre. Il réalise finalement que pour sortir de cette impasse, il lui faut prendre une décision définitive. Il doit trancher et choisir entre les deux mondes.

'L’autre ville',  photo: repro Michal Ajvaz,  'Druhé město'/Petrov

Les parrains littéraires de Michal Ajvaz

Michal Ajvaz,  photo: Ondřej Lipár,  CC BY-SA 2.0
En lisant ce texte luxuriant le lecteur se demande qui sont les parrains littéraires de l’imagination débridée de Michal Ajvaz. Et il cherche et trouve les inspirations de l’auteur dans les contes fantastique d’Hoffmann, la fusion de la réalité et du rêve dans certaines œuvres de Jorge Luis Borges, les visions spectaculaires de L’Écume des jours de Boris Vian et bien sûr aussi dans les récits angoissants de Franz Kafka.

Michal Ajvaz descend sans doute de la lignée de ces auteurs et encore de beaucoup d’autres, mais il se distingue quand même par une originalité difficile à définir. Toujours est-il qu’il exerce une espèce de fascination sur les lecteurs qui lui sont proches par leur imagination. Sophie de Lamarlière est une de ses lectrices qui savent apprécier cet auteur et ne cachent pas leur admiration pour le roman L’autre ville :

'L’autre ville',  photo: Mladá fronta
« C’est un texte, un des livres publiés par notre maison d’édition qui m’a le plus apporté et qui continue encore à me toucher tout simplement parce que je trouve que c’est un texte admirable, un des plus beaux livres que j’ai jamais lus. C’est un bijou, c’est une réflexion magnifique sur la littérature. Comment on peut se perdre et se retrouver, mais surtout se perdre, dans la littérature. Le caractère dangereux des illusions. Voilà, il y a beaucoup de choses qui m’ont vraiment transporté dans ce texte, une écriture absolument incroyable, vraiment proche du surréalisme, une grande force d’évocation poétique, une espèce de mélancolie… Je suis extrêmement touchée par ce texte. Cela a tout de suite été un immense coup de foudre. »

Auteur: Václav Richter
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