Patrik Ouředník : « La bêtise est quelque chose de très intime »

Patrik Ouředník, photo: PWF

Patrik Ouředník, écrivain tchèque établi en France, était l’une des personnalités les plus attendues du Festival des écrivains qui s’est déroulé du 15 au 18 avril à Prague. Après avoir lu lors d’une rencontre avec les lecteurs, le mardi 17 avril, un choix de ses textes retraçant les différentes étapes de sa création littéraire, l’écrivain, qui n’aime pas donner d’interviews, a accepté quand même de répondre à quelques questions de la traductrice Jovanka Šotolová. Il a été question, entre autres, de son livre Europeana, sans doute son plus grand succès littéraire.

Patrik Ouředník,  photo: PWF
De nombreux critiques et journalistes ont déjà cherché à définir et à classer cet ouvrage inclassable qui est le livre tchèque le plus traduit en langues étrangères. L’auteur a précisé :

« Jusqu’à maintenant je crois qu’il y a eu 23 éditions de ce livre. En ce moment on prépare la publication des traductions arabe et japonaise. Il y a, je pense, aussi d’autres maisons d’éditions qui désirent le publier mais les contrats n’ont pas encore été signés. J’aimerais préciser que je ne suis probablement pas l’auteur tchèque le plus traduit en ce qui concerne le nombre des livres publiés parce que je suis, comme on l’a si bien dit, paresseux et lent et j’ai écrit peu de livres. Il y en a qui en ont écrit beaucoup plus. Par contre, si je peux me fier à mes sources, Europeana est le livre tchèque traduit et paru dans le plus grand nombre de langues. »

Le livre a inspiré et inspire aussi beaucoup d’artistes de théâtre. Il y a eu toute une série d’adaptations d’Europeana pour la scène dans plusieurs pays. Déjà la 16e adaptation de l’œuvre est présentée actuellement au Luxembourg et la 17e est préparée à Madagascar. L’auteur constate qu’il s’agit d’adaptations très variées par leur conception et par le nombre de personnages, du « one man show » à une quarantaine de comédiens. La variabilité des conceptions est donnée, comme il dit, par l’absence du narrateur dans le texte ce qui donne aux auteurs de l’adaptation une grande liberté de choisir le ton ou la dynamique qu’ils désirent donner à leur spectacle.

Dans ce livre qui retrace à sa manière l’histoire européenne du XXe siècle, Patrik Ouředník mélange l’histoire et la fiction en composant une mosaïque hétéroclite de divers événements et épisodes. Il saute avec une légèreté désarmante d’un thème à l’autre et les place dans des contextes inattendus. Il ne porte jamais de jugement sur les thèmes, les idées et les idéologies dont il parle mais ne fait que les confronter ce qui fait ressortir leur absurdité et provoque souvent un effet comique irrésistible. Voilà comment l’écrivain a évoqué les sources et les thèmes qui composent la trame d’Europeana devant le public du Festival des écrivains :

« Le livre puise surtout sa matière dans les stéréotypes que vous trouvez presque partout, dans les journaux, les manuels d’histoire, dans la lecture populaire du XIXe siècle, etc. Ces stéréotypes donnent au livre sa dynamique, telle était du moins mon intention. Les stéréotypes commencent à se comporter comme des personnages du roman traditionnel, ils entrent en conflit, ils sont confrontés à d’autres stéréotypes, ils doivent se faire face. C’est cela, je pense, qui fait la dynamique de ce texte. Quant aux éléments de la trame, ces micro-récits proviennent à parts égales de ma mémoire, parce qu’il y a des choses qui se fixent à jamais dans votre mémoire, et aussi de mon imagination. Une des intentions de ce livre était d’effacer la limite entre la non-fiction et la fiction, entre ce qui s’est passé et ce qui aurait pu se passer dans un contexte donné. »


Patrik Ouředník, qui est né en 1957 à Prague, vit en France mais reste un écrivain de langue tchèque. On lui demande souvent, et cela lui est arrivé aussi au Festival des écrivains, s’il n’envisage pas de suivre l’exemple de Milan Kundera et de se mettre à écrire en français. Selon lui, un tel changement dans sa carrière est possible, mais n’est pas imminent :

Patrik Ouředník,  photo: PWF
« Bien que je vive depuis un quart de siècle en France, c’est le tchèque qui reste ma langue de référence. Cela ne veut pas dire que je n’écris pas aussi en français, mais il s’agit des textes mineurs. Cela ne signifie pas que j’évite d’écrire en français et il se peut que je m’y mette un jour. Je ne peux pas le prévoir. Ces deux langues sont très dissemblables. Je dirais même que dans le cadre des langues européennes, il s’agit de langues diamétralement opposées. Par leurs systèmes, par la pensée et la culture qu’elles contiennent, elles sont radicalement différentes. Cette différence nécessite donc aussi, dans une certaines mesure, une différente approche de l’écriture. »

Le tchèque est, selon Patrik Ouředník, la langue des palabreurs, langue qui possède, selon certaines sources, le plus riche vocabulaire d’Europe. Et l’écrivain de citer aussi une étude des années 1970 selon laquelle la pauvreté de son vocabulaire classerait le français à l’avant-dernière position en Europe, juste devant l’albanais qui est une langue créée en 1945. Ce serait dû, selon Patrik Ouředník à un phénomène intéressant qui s’est produit au XVIIe siècle dans la langue française. A cette époque l’Académie française a décidé, comme il dit, de « massacrer le vocabulaire et d’en éliminer tous les emprunts lexicaux, tous les italianismes, les provincialismes, les dialectismes, etc. » Et les académiciens l’ont justifié d’une façon très moderne en déclarant que c’est en réduisant le vocabulaire français que résiderait, à partir de ce moment-là, la richesse de cette langue :

...je dirais que le tchèque est une langue rhétorique où il ne s’agit pas d’expliquer les choses mais de convaincre.

« C’était une idée très moderne pour l’époque et elle s’est montrée efficace. A partir du moment où vous ne disposez que d’un vocabulaire limité, il arrive deux choses. D’une part, les mots deviennent des notions abstraites et conceptuelles. De l’autre côté, c’est la syntaxe qui commence à se développer. Le dictionnaire de la langue tchèque en neuf volumes contient 230 000 articles ; son équivalent français, le Grand Robert, n’en a que 90 000. C’est une grande disproportion. Par contre les Tchèques se contentent d’un seul temps du passé tandis que les Français en ont six. Chez les Français la syntaxe supplée donc au vocabulaire, et de l’autre côté, la créativité des palabreurs tchèques est une autre façon de saisir la réalité. Dans ce sens je dirais que le tchèque est une langue rhétorique où il ne s’agit pas d’expliquer les choses mais de convaincre. On y apprécie plus la force de persuasion que la précision. »


En 2006, Patrik Ouředník a publié aux éditions Torst le livre intitulé « Ad acta ». L’ouvrage traduit par Marianne Canavaggio a paru, six ans plus tard, en France sous le titre « Classé sans suite ». La critique a caractérisé le livre comme un faux polar. L’écrivain ne respecte pas les règles du genre et le livre peut être perçu plutôt comme une réflexion sur le langage qui est à la fois un moyen d’entente et de mésentente. L’auteur admet que parmi les thèmes de ce livre il y a aussi la bêtise :

La vraie littérature ne relate pas la réalité mais doit chercher à transcender cette réalité.

« J’aimerais préciser que c’est un livre qui traite aussi de la bêtise mais qu’à mes yeux, ce n’est pas son thème principal. La bêtise n’en est que le contenu, la pâte à farcir. Mais le contenu et le sens sont deux choses très différentes. A mes yeux, la littérature commence - et en cela je suis probablement l’héritier de la conception française de la littérature - là où le contenu prend fin. La vraie littérature, si elle ne veut pas être qu’une simple lecture, ne relate pas la réalité mais doit chercher à transcender cette réalité. Si nous revenons à cette pâte à farcir, mon livre traite donc aussi de la bêtise, et comme j’écris en tchèque et que je connais intimement la bêtise tchèque, il traite de la bêtise tchèque. »

Patrik Ouředník a même envisagé la possibilité de profiter de la traduction de son livre en français pour en faire son adaptation pour le milieu et les codes culturels français. D’abord tenté par l’idée d’exploiter dans cette nouvelle version de son livre la bêtise française, il a finalement renoncé à ce projet parce que cela lui aurait donné beaucoup de travail. De là il n’y a cependant qu’un pas à la question de savoir quelle est la différence entre la bêtise tchèque et la bêtise française, question qui lui a d’ailleurs été posée aussi au festival des écrivains :

« Je n’ai pas beaucoup réfléchi sur ce problème mais je dirais que la bêtise française est plus créative politiquement, plus rhétorique, plus publique, moins intime. La bêtise tchèque est assez paysanne, non urbaine et cela se reflète d’ailleurs dans mon livre. Le personnage de ce livre a besoin de se soutenir lui-même à l’aide d’une autorité et il utilise donc les fausses citations bibliques. Quand vous écoutez les sots proférer leurs bêtises, vous constatez très souvent qu’ils ont trouvé une référence pour appuyer et justifier leurs paroles. Et leur bêtise en devient d’autant plus grande. Je dirais donc sur ce point que la bêtise française a plus d’aplomb, qu’elle se suffit à elle-même. Je ne sais pas dans quelle mesure cette différentiation est compréhensible, parce que la bêtise est quelque chose de très intime, et pénétrer jusqu’aux racines de telle ou telle bêtise nationale est un processus à long terme. »