Quand un éditeur tchèque s’installe en France

Jakub Hlaváček, photo: Tomáš Vodňanský, ČRo

Malvern – ce nom énigmatique désigne une maison d’édition de Prague, une maison d’édition pas comme les autres. Son chef Jakub Hlaváček aime la littérature et la culture françaises et cela se reflète dans le choix des auteurs et des titres qu’il publie. Il y a quelque temps sa francophilie l’a même poussé à s’installer avec toute sa famille en France. Comment y a-t-il été accueilli ? Qu’est-ce que ce séjour en France lui a apporté ? Pourquoi est-t-il rentré à Prague ? Quels sont les auteurs qu’il préfère et qu’il publie dans sa maison d’édition ? Telles sont les questions auxquelles Jakub Hlaváček répond dans un entretien accordé à Radio Prague Int. :

Jakub Hlaváček,  photo: Tomáš Vodňanský,  ČRo

Une maison d’édition pas comme les autres

Pourquoi avez-vous appelé votre maison d’édition Malvern ? Quelle est l’histoire de ce nom ? Est-ce un symbole qui est caractéristique pour la production et le caractère de votre maison d’édition ?

« Le nom Malvern est juste un toponyme : c´est le nom d’une chaîne de collines en Angleterre qui sont connues pour leurs eaux de source. Quand j’ai publié mes premiers livres, sous forme de samizdat au début des années 1990, j´ai pris ce nom du texte d’une chanteuse, Dagmar Krause (qui a joué dans des groupes Art Bears, Slapp Happy etc.)

Quand j’étais allongé sur les collines de Malvern pour dormir,
J'ai rêvé de toi, le pilier,
Marcher dans le monde.
... Je t'ai entendu dire,
Quand tous les trésors sont mis à l’épreuve
LA VÉRITÉ EST LA MEILLEURE !

Quel est le genre de lecteur auquel vous destinez les livres que vous publiez ?

« En principe : les lecteurs qui sont ouverts à l’inconnu et à la beauté... »

Pourquoi créer une maison d’édition

Qu’est-ce qui pousse un homme à fonder, à créer une maison d’édition en République tchèque ?

Photo: Malvern
« Dans mon cas, c’était plutôt par hasard. Quand j’étudiais à l’Université Charles, j’avais un grand maître et ami Zdeněk Neubauer, philosophe et biologiste tchèque, dont l’œuvre n’était pas publiée dans les années 1990 et restait en samizdat. Je voulais rendre son travail accessible au public. Après, pas à pas, j’ai commencé à publier d’autres œuvres et avec le temps cela a évolué et a pris de l’ampleur... »

Comment présenter votre maison d’édition ? Quelle est sa place sur le marché des livres en Tchéquie ?

« Malvern publie des livres consacrés à des thèmes philosophiques, des travaux universitaires, des ouvrages de fiction et de poésie. Il se consacre aux sciences religieuses, à l’anthropologie, à l’histoire des sciences et surtout à la spiritualité. Sa place sur le marché des livres en Tchéquie ? Je ne sais pas l’évaluer, mais on a un cercle de lecteurs fidèles... »

Les auteurs préférés

Quelles sont les raisons qui vous poussent à publier tel ou tel livre ? Votre position de chef d’une maison d’édition vous permet-elle de publier vos livres et vos auteurs préférés ? D’ailleurs, quels sont vos livres et vos auteurs préférés ?

Photo: Malvern
« Oui, je publie surtout ce que j'aime et ce que je considère important, donc les restrictions sont principalement de nature économique... Mes auteurs préférés ? Il y en a beaucoup. Si l’on excepte les auteurs que j’aimais à l’âge de mon adolescence comme René Daumal et Le Grand jeu, ce sont tous des auteurs qui ont la qualité et le pouvoir de transformer le lecteur. Il y en a beaucoup à travers toutes les époques. »

Vous êtes éditeur, traducteur et aussi poète. Publiez-vous dans votre maison aussi vos poésies ?

« Je ne me sens pas poète, c’est un mot trop fort. Néanmoins, j’ai publié deux petits recueils de poésies, mais aujourd'hui je les considère plutôt comme un péché de jeunesse... Le prochain recueil mûrit déjà depuis dix années. »

La production de votre maison est très particulière. Peut-on considérer votre maison comme un refuge des auteurs exclusifs qui n’écrivent pas pour le grand public, c’est-à-dire, qui n’écrivent pas des bestsellers ?

« Oui, absolument, à part les traductions d'ouvrages que je considère comme classiques, même si ce sont plutôt des ouvrages de littérature scientifique ou pédagogique qui manquent encore en tchèque, nous publions des auteurs assez spéciaux et pour un public très restreint. »

L’engouement pour le Grand jeu

Qu’est-ce que Le Grand jeu et d’où vient votre intérêt pour ce mouvement artistique ?

« Dans ma jeunesse, je suis tombé amoureux de l’œuvre de René Daumal et de Roger Gilbert-Lecomte, dont des fragments ont été traduits par Věra Linhartová, et après par Miloslav Topinka et Ladislav Šerý... Dans notre maison d’édition, nous avons progressivement publié la plupart des travaux de René Daumal et trois volumes dédiés au Grand jeu.

Photo: Malvern
Le Grand jeu était le nom d’un groupe et d'une revue littéraire qui a paru entre 1928 et 1932. Au début, les jeunes étudiants de lycée de Reims René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Roger Vailland et Robert Meyrat ont créé une confrérie qu'ils ont appelé ‘Les Phrères simplistes’. Leur but était de retrouver ‘la simplicité de l'enfance et ses possibilités de connaissance intuitive et spontanée’ par des pratiques de recherches extrasensorielles. Après leur rencontre avec le peintre tchèque Josef Šíma, ils ont fondé le groupe Le Grand jeu auquel ont participé aussi Pierre Audard et André Delons, le dessinateur Artür Harfaux, les poètes Maurice Henry et Pierre Minet et le critique littéraire André Rolland de Renéville et autres. Le Grand jeu, dont le credo de base était ‘Révolte et Révélation’, a essayé de remettre en cause toutes les certitudes, il s’insurgeait contre l’érosion constante des perceptions et de la pensée, c’était une tentative de transformer fondamentalement l'homme, et bien qu’il ait été condamné à échouer, le Grand jeu nous a laissé les traces de l’une des plus grandes aventures spirituelles du XXe siècle. »

Vous aimez la littérature française. Dans la production de votre maison il y a beaucoup d’auteurs français. Quels sont les auteurs français que vous avez publiés ou que vous aimeriez publier encore à l’avenir ?

« On publie beaucoup d'auteurs français et étrangers : Gaston Bachelard, Gilbert Durand, Jean Giono, René Alleau, René Daumal, Marie-Madeleine Davy, Eugène Minkowski, Henry Corbin, Henri Michaux, Jean Baptiste del Amo, etc.) »

Quand un éditeur tchèque s’établit en France

Il y a quelque temps, vous avez décidé de vous établir avec toute votre famille en France et vous avez transféré en France aussi vos activités d’édition. Quelle a été la raison de cette décision et quelle région en France avez-vous choisie ?

Photo: Malvern
« C'est difficile à décrire. Bien sûr, nous aimions la France, mais nous voulions surtout faire l'expérience de partir de zéro, en tant qu'étrangers, sans histoire... Nous avons trouvé un boulot près de Strasbourg, mais même si ça n'a pas fonctionné, nous avons entre-temps inscrit nos enfants à l’école Steiner de Colmar et nous avons décidé de rester... Par la suite, ma femme a trouvé un emploi dans un institut pour personnes handicapées dans les Vosges (20 km de Colmar) ... »

Était-ce une bonne décision ? Comment avez-vous été accueillis en France ?

« Les débuts ont été difficiles principalement en raison de notre ignorance de l'administration et de toute la paperasse. En plus, nous sommes passés de la ville au petit village... Nous avons d’abord vécu à Soultzeren et ensuite à Orbey. La mentalité des gens dans les montagnes est différente et spéciale. En tout cas c’était une expérience importante et fondamentale, on peut dire... »

Peut-on diriger une maison d’édition à distance ?

« Oui, par Internet ça va, mais bien sûr j’ai dû accepter de ne pas voir nos livres et nous manquions de contact avec les auteurs et les collaborateurs. Je n’ai donc pas pu organiser des lectures ni prendre soin des relations publiques, etc. De plus, en Tchéquie, la plupart des choses sont arrangées personnellement dans des bars. D’un autre côté, cela m’a permis de ne pas m’identifier avec mon travail, de garder mes distances et de ne pas être si stressé... »

Les projets d’avenir

Actuellement, vous vivez de nouveau à Prague. Pourquoi êtes-vous revenus en Tchéquie et quelle leçon avez-vous tiré de cette expérience française ?

Photo: Malvern
« Il y avait plusieurs raisons : un de nos enfants voulait vraiment revenir et continuer ses études à Prague et nous voulions aussi relancer ou revitaliser notre maison d’édition. »

Quels sont les auteurs et les livres que vous envisagez de publier dans le proche avenir et comment voyez-vous l’avenir de votre maison ?

« En ce moment on prépare à peu près une centaine de titres, par exemples les œuvres complètes de Teilhard de Chardin, des ouvrages de Luc Dietrich, Charles Duits ou Jean Giono... Je ne regarde pas trop vers l’avenir mais je reste ouvert. Et si Malvern se maintient, j’aimerais bien installer la maison d’édition à la campagne, et créer un lieu de rencontre physique, un lieu où l’on peut travailler ensemble... »