Un ours blanc qui attise les feux de l’imagination

'L’Ours blanc', photo: Štěpánka Budková

Au début il y avait une photo représentant un petit garçon en maillot de bain dans les bras d’un ours blanc. Cette photo amusante, mais aussi tendre et un peu surréaliste, a été prise sur une plage de la Mer baltique en 1957. Elle représente le futur écrivain et cinéaste Jindřich Mann qui pose devant l’appareil photo avec un faux ours. Retrouvée plus d’un demi-siècle plus tard, la photo a fait surgir dans la tête de l’écrivain une multitude de sensations, d’associations et de souvenirs qui ont abouti à la création d’un recueil de nouvelles intitulé Lední medvěd – L’Ours blanc.

Le fardeau d’une illustre famille

Jindřich Mann,  photo: Prokop Havel,  ČRo
Pratiquement dans toutes les interviews que Jindřich Mann (1948) accorde à la presse, il est obligé de parler de son ascendance. Issu d’une famille illustre, il éveille de grandes espérances et n’échappe pas à la comparaison avec ses célèbres ancêtres. Cela attire sur lui l’attention des médias mais c’est aussi un fardeau lourd à porter :

« Mon ascendance me semble comme un manteau que je n’aime pas mettre. J’ai des ancêtres connus et inconnus. Parmi ceux qui sont connus il y a les écrivains allemands Heinrich Mann, mon grand-père, et Thomas Mann, mon grand-oncle. Mon père s’appelait Ludvík Aškenazy et c’était un excellent écrivain tchèque. Je suis donc né de ce cocktail familial. Je garde un bon souvenir de mon père. C’était quelqu’un que j’aimais beaucoup et avec lui nous avons vécu deux vies, deux étapes de la vie. La première étape a été notre vie à Prague et puis nous avons émigré. »

Photo: Labyrint
Leonie, la mère de l’écrivain, était la fille de Heinrich Mann, auteur entre autres du célèbre roman Professeur Unrat adapté pour le cinéma sous le titre L’Ange bleu. Son grand-oncle Thomas Mann, prix Nobel de littérature, est considéré comme un des auteurs les plus importants de la première moitié du XXe siècle, et son fils Claus s’est rendu célèbre notamment par son roman Mefisto. Ludvík Aškenazy, le père de l’auteur, a été un des écrivains tchèques les plus populaires dans les années 1950 et 1960.

Il est difficile de sortir de l’ombre de la famille qui a donné à la littérature tant de célébrités. C’est sa famille qui est d’ailleurs le sujet du premier livre de Jindřich Mann écrit en allemand et paru en 2007 sous le titre Prag, poste restante. Dans ce roman biographique s’entremêlent d’une façon ingénieuse les vies de l’auteur et de ses ancêtres pour donner une image complexe d’une famille et de toute une époque historique. Le livre remanié et traduit en tchèque par l’auteur est sorti à Prague sous le titre Poste restante et a remporté le prix Egon Erwin Kisch.

Un petit garçon dans les bras d’un ours

'L’Ours blanc',  photo: Labyrint
Le succès de ce premier livre révèle le talent littéraire de ce fils et petit-fils d’écrivain et lui donne envie de continuer. Son deuxième opus paru en 1977 est donc un recueil de nouvelles inspirées d’une vieille photo retrouvée, recueil que l’auteur a intitulé L’Ours blanc :

« Un jour j’ai regardé cette photo et tout à coup j’ai eu envie d’écrire une histoire qui s’en inspire. Et alors je l’ai écrite. Mais je dois dire que les histoires réunies dans ce livre ne sont pas du tout autobiographiques. Il s’agit tout simplement d’un recueil de nouvelles. »

Le dénominateur commun des contes réunis dans le livre est le regard qu’un enfant jette sur la réalité. Les petits héros de ces contes s’interrogent sans cesse sur le monde qui les entoure, sur le comportement de leurs parents, sur les secrets de famille et aussi sur les événements historiques qui se déroulent à l’arrière-plan. Et les réponses qu’ils trouvent dans leur naïveté enfantine sont souvent erronées bien sûr mais aussi drôles, comiques et révélatrices de l’hypocrisie, de la fausseté et même de l’absurdité du monde.

Un amour impossible

Je m’amuse à imaginer, à construire des histoires que je voudrais amusantes, inventives, captivantes et qui pourraient peut-être même toucher le cœur de quelqu’un, mais ce serait déjà trop prétentieux de ma part.

La première nouvelle intitulée Škoda Tudor est une sorte d’histoire d’amour. Kamil, le petit héros du conte, s’éprend éperdument d’Olga, une jeune fille plus âgée que lui. Il suit sa bien-aimée partout comme son ombre et son amour platonique devient pour lui une abondante source de visions et de fantaisies amoureuses impossibles à réaliser. Ces aventures dans lesquelles sont impliqués progressivement aussi les membres de la famille de Kamil, se déroulent à Prague dans les années 1950, dans l’atmosphère étouffante du régime totalitaire, dans une société disciplinée et façonnée par la propagande officielle. C’est la fraîcheur de la pensée naïve du petit garçon sur le fond d’une société ligotée par la discipline communiste, qui confère à ce conte un charme et un humour particuliers. Jindřich Mann insiste sur le fait que ce livre ne copie pas la réalité vécue :

« Ce livre, je me permets de le souligner, est un recueil de prose, et s’il y a des aspects biographiques ou autobiographiques, ce ne sont que des reflets des moments vécus ou des souvenirs qui composent ensemble une histoire, mais ce n’est pas une histoire que j’ai vécue. En tous cas, Olga, la jeune fille de mon conte, est très belle, et il n’est pas important qu’elle ait existé ou non. Je m’amuse à imaginer, à construire des histoires que je voudrais amusantes, inventives, captivantes et qui pourraient peut-être même toucher le cœur de quelqu’un, mais ce serait déjà trop prétentieux de ma part. Mes histoires sont donc réalistes mais fictives. »

L’Ours blanc

'L’Ours blanc',  photo: Štěpánka Budková
Dans le conte intitulé Pan Ticho - Monsieur Silence l’auteur construit une intrigue pleine de coïncidences qui s’étendent sur deux génération et ne cessent de surprendre et d’amuser le narrateur et le lecteur. Et le conte L’Ours blanc qui a donné le titre à tout le recueil, est une histoire mi-réelle mi-onirique située entre autres à Berlin juste avant la construction du fameux mur devenu un des symboles du rideau de fer qui allait diviser le monde. C’est dans ce décor et aussi sur les plages de la mer Baltique que se déroule l’histoire d’un jeune garçon pour lequel la réalité devient le rêve et le rêve la réalité. Il vit avec sa mère qui est une mezzo célèbre, diverses aventures étonnantes et souvent improbables.

C’est dans ce conte au style chatoyant où l’attention du lecteur est mise à l’épreuve et où l’auteur se plaît à jouer avec son public que Jindřich Mann s’est rapproché probablement le plus de l’art littéraire de son père Ludvík Aškenazy. Et le lecteur y trouve aussi des éléments du réalisme magique. La dernière nouvelle du recueil, Skořicová mlha – Le brouillard de cannelle, est une vision vague et insaisissable d’un homme dans un parc envahi de brume. C’est aussi l’épilogue du livre qui commence dans la réalité et finit dans le rêve. Jindřich Mann entrevoit dans ce personnage principal du conte, cet homme qui disparaît dans la brume, le reflet de son propre visage :

« Ce conte est le plus court, il ne fait que trois pages. Les autres textes du recueil sont des nouvelles plus longues. Le dernier texte est plus de la poésie que de la prose. C’est un conte un peu triste et il est dédié un peu à mon père parce que l’histoire de sa vie a été aussi un peu triste vers la fin, comme il arrive souvent. C’est certainement le conte le plus ancien parmi ceux qui sont réunis dans ce recueil. Il ne s’agit pas d’un souvenir, c’est plutôt une sorte d’association. Evidemment, quand je le lisais récemment, je me suis demandé si cette histoire d’un homme qui est un peu désordonné, un peu brouillon, et qui est assis dans un parc plongé dans le brouillard, n’était pas déjà aussi un peu ma propre histoire, mais c’était peut-être plutôt une auto-stylisation. Mon cas n’est pas encore si grave que ça. »