Xavier Galmiche : « Mácha, ce pèlerin attiré par les cimes »

« Karel Hynek Mácha: Pèlerin et brigand de Bohême » - tel est le titre d’un livre indispensable pour les francophones désireux de connaître la poésie tchèque. Le livre paru aux éditions Zoé à Genève réunit la majorité des œuvres de Karel Hynek Mácha, poète qui a su réveiller la langue tchèque au début du XIXe siècle et dont nous célébrons cette année le bicentenaire de la naissance. Les textes ont été choisis et traduits par Xavier Galmiche, professeur de littérature tchèque à l’Université de Paris-Sorbonne. C’est à lui que Radio Prague a demandé de présenter le livre qui comble une lacune béante et permet au lecteur francophone de connaître finalement cette grande figure du romantisme tchèque.

Vous souvenez-vous encore quelle a été votre première rencontre avec un texte de Mácha ?

«Non. Je pense que Mácha était pour moi très longtemps un concept vague, un concept un peu ennuyeux de la littérature classique qu’on enseigne à l’école et que tout le monde connaît un peu par habitude. J’ai fini par lire, pas d’abord en français mais probablement en allemand, certaines traductions de ‘Mai’. J’ai trouvé comme très intéressante la traduction de Jelínek et Pasquier, parue en 1936, donc pour le centenaire de la mort de Mácha, en français dans une petite revue très confidentielle. Ils se sont mis à deux pour faire la traduction. Et puis très longtemps ça n’a été que cela. »

Vous connaissez maintenant le poète très bien. Vous avez lu, vous avez traduit ses textes. Nous savons de lui peu de choses. Nous n’avons même pas son portrait. Comment était-il ? Essayons de brosser un petit portrait de ce poète disparu à 26 ans et qui reste donc éternellement jeune.

Xavier Galmiche
« Je pense que nous avons quand même l’idée d’une sorte de ‘wunderkind’ du romantisme tchèque. C'est-à-dire enfant doué, précoce, virtuose que j’associe, et le poète Holan associe intuitivement aussi, à Mozart. Il y a ce genre de génie fureteur, très allègre, qui dépasse un peu tout le monde dans ses excès je dirais un peu cyclothymiques. Une sorte donc de génie créateur à jeu continu, une sorte de geyser. Le modèle de poète romantique extrêmement fécond, fertile, étant adossé à d’autres images que nous avons par exemple de Byron, cet auteur à la fois génial et engagé dans l’histoire qui a été, nous le savons, une sorte d’inspiration directe pour Mácha. »

Vous avez intitulé votre livre « Karel Hynek Mácha, pèlerin et brigand de Bohême » Nous connaissons les pèlerinages de Mácha, mais pourquoi brigand ?

« D’abord pour pèlerin je crois qu’il y a quelque chose de compliqué dans la traduction du terme tchèque ‘poutník’ du tchèque en français, c’est à dire que le mot ‘poutník’ désigne quelqu’un qui est un pèlerin dans le sens où nous l’entendons en français, quelqu’un qui cherche au bout de son voyage une réalisation spirituelle, religieuse ou non. Et puis il y a le sens que nous ne comprenons pas en français et qui est le sens de voyageur. Et donc ça me permettait de jouer sur ces deux acceptions. Le brigand parce que Mácha s’est donné encore une fois comme programme, sous l’influence d’auteur allemands, anglais etc., ce que l’on peut appeler le roman gothique, c’est à dire un roman romantique qui se passe souvent au Moyen Age avec des histoires de chevaliers d’une féodalité assez rude et donc où le grand héros est un brigand. Et par ailleurs, le héros de son œuvre la plus connue, ‘Mai’, est effectivement un brigand au grand cœur, une sorte de Robin des Bois tchèque qui périt sur l’échafaud alors qu’il est l’incarnation précisément de la défense du bien. Donc c’est en fait ce brigand au grand cœur que Mácha a dans l’idée. »

Dans une étude à la fin du livre vous situez Mácha dans son époque, qui était d’une part l’époque du romantisme, d’autre part celle du Biedermeier. Comment ces deux influences se manifestaient-elles dans son œuvre ?

Un dessin de K. H. Mácha
« Vous avez évidement dans cette œuvre une inspiration très forte, très haute autour d’une quête d’absolu. Donc l’attrait des cimes, l’attrait des sommets dans certaines proses de Mácha a été en fait une des plus belles découvertes pour moi. On voit souvent précisément un pèlerin cheminer sur les crêtes en particulier des Monts des Géants à la frontière tchéco-polonaise et cela fait penser à des peintures de Caspar David Friedrich dans les médias contemporains. Donc il y a cette tension vers le haut qu’on associe spontanément au romantisme. Mais par ailleurs il y a chez Mácha, je crois, un reflet de la société autrichienne de l’époque qui mise sur les valeurs disons bourgeoises, si l’on comprend le Biedermeier comme une civilisation qui a essayé de bien vivre, de fonder une sorte de société du bien-être. Et cette société passe souvent par des modèles petits, un idéal parfois presque médiocre d’un bonheur au jour le jour dans les foyers simples et modestes. Et les femmes dont s’éprend le Mácha réel et dont ses personnages s’éprennent dans ses fictions narratives, sont en général effectivement presque des femmes du peuple par qui on est touché parce qu’elles sont l’image de l’ingénuité simple. »

Mácha était aussi l’homme qui réinventait la langue tchèque et sous sa plume la langue appauvrie par des siècles de germanisation s’épanouissait et retrouvait sa force expressive. Comment traduire toutes ces richesses dans une langue étrangère ? Mácha est-il un poète traduisible ? Vous êtes-vous posé cette question ?

« Je me suis posé naturellement la question en évitant certains textes. Il y a dans les poèmes réguliers de Mácha, qui ne sont pas si nombreux que cela, des espèces de défis à la traduction. Les défis n’étant pas tellement de traduire du tchèque en français ce qui est sans doute difficile mais dont on a relativement l’habitude, mais plutôt de rendre la différence entre la langue contemporaine et la langue de Mácha qui pour moi, qui ne suis par tchécophone natif, apparaît comme une langue plutôt archaïque. Or je crois que les Tchèques sentent ce qu’il y avait d’inventif à l’époque dans ses néologismes et son tchèque je dirais un peu hasardeux. Et ça, je crois, on ne peut pas le rendre. Ce que l’on peut rendre, c’est la musicalité qui est due, et les études des structuralistes nous l’ont bien montré, à cet aspect purement musical ou le sens disparaît presque. C’est ce qu’on peut rendre, je pense, contrairement à ce qu’on a dit et contrairement à ce qu’on a pratiqué avec Mácha en renonçant d’une certain façon à trouver des modes poétiques en français. Je crois que c’est possible et c’est pourquoi je me suis attaché pour ‘Mai’ en particulier à une traduction qui soit à la fois rythmée et rimée et qui donne une sorte d’évocation de ce qu’est l’original tchèque. »

(Nous présenterons la suite de cet entretien dans une des prochaines rubriques Rencontres littéraires.)