Michel Odent : « La femme qui accouche doit se sentir en sécurité, sans se sentir observée »

Photo: Kristýna Maková

En République tchèque, de plus en plus de femmes enceintes s’efforcent de faire entendre leur voix pour ne pas être uniquement actrices passives de leur accouchement. Pour ces femmes, pas question de mettre au monde leur enfant dans un milieu surmédicalisé. Mais accoucher à domicile, avec la simple aide d’une sage-femme, n’est pas particulièrement bien vu par les autorités médicales. Il y a quelques années, une sage-femme a été condamnée pour un accouchement qui avait mal tourné, relançant le débat. Les avocates de l’accouchement à domicile, ont leur champion en la personne du médecin français Michel Odent, promoteur des accouchements dans l’eau et autres méthodes alternatives, depuis les années 1960, qui était à Prague récemment. Radio Prague l’a rencontré :

Michel Odent,  Pumpkingood,  CC BY-SA 3.0 Unported
« C’est une longue histoire. J’ai été formé comme chirurgien dans les années 1950, c’est-à-dire à une époque où on a développé une nouvelle technique de césarienne, dite segmentaire. Cela a fait que, soudain, on a osé de plus en plus avoir recours à cette intervention lorsqu’il y avait des difficultés d’accouchement. Mais à cette époque, les gynécologues accoucheurs n’avaient en général aucune formation chirurgicale. Ils demandaient au chirurgien qui, lui, pouvait très facilement et rapidement apprendre la technique de la césarienne. C’est ainsi que je me suis familiarisé avec cette technique, et ce d’autant qu’en 1958-1959, pendant les événements d’Algérie, j’étais dans l’Armée française, dans un hôpital de Kabylie où je faisais toute la chirurgie d’urgence et beaucoup de césariennes. Et c’est ainsi que, en 1962, lorsque j’ai été nommé chirurgien de l’hôpital public de Pithiviers, à une heure de Paris, je ne me doutais pas qu’il y avait une petite maternité avec deux sages-femmes et deux cents accouchements par an, mais pas de médecin qui s’occupait officiellement de la maternité. »

C’est donc vous qui avez repris le relais…

Photo: Martin Němec
« De façon officieuse, en fait. C’est moi que les sages-femmes appelaient quand elles avaient des difficultés, d’autant plus qu’elles savaient que je connaissais la nouvelle technique, alors que le vieux chirurgien de la ville n’en avait pas l’habitude. Voilà donc comment, par accident, j’en suis venu à m’occuper d’une petite maternité. Cela m’a intéressé, comme l’environnement. Nous n’avons pas tout changé du jour au lendemain, mais, par exemple, j’ai remarqué que beaucoup de femmes des villages alentours étaient inhibées par l’hôpital, elles ne se sentaient pas chez elles. C’est pourquoi nous avons décidé de transformer une salle d’accouchement conventionnelle en une salle de naissance comme à la maison. Nous avons acheté un piano, nous invitions les femmes enceintes à venir chanter pour qu’elles connaissent les lieux, etc. »

Comment le personnel médical de l’époque à tous ces changements un peu radicaux ?

« Je n’étais pas connu comme gynécologue accoucheur et Pithiviers est une ville relativement isolée au milieu d’une zone rurale. Personne ne s’y intéressait. C’est dans la même ligne qu’un jour j’ai acheté une piscine de jardin qu’on a installée dans la maternité pour remplacer les médicaments quand la première phase de l’accouchement était trop difficile et douloureuse. C’est ainsi qu’a commencé l’histoire des piscines d’accouchement dans les hôpitaux. Le résultat, pour en revenir à votre question, c’est que, après un certain temps, nous avons attiré beaucoup plus de femmes enceintes. »

La croissance a même été exponentielle à Pithiviers…

Photo: Kristýna Maková
« Oui, nous en sommes arrivés à 1 000 naissances par an, ce qui n’était pas prévu. Je n’avais plus le temps de faire de la chirurgie et c’est ainsi que je me suis consacré entièrement à la maternité d’une façon tout à fait imprévue. Depuis, après ma retraite hospitalière, je me suis occupé des naissances à domicile, j’ai créé un centre de recherches à Londres avec beaucoup d’intérêt sur les conséquences à long terme de la façon de naître. C’est donc une longue histoire avec beaucoup de hasards. »

Pourquoi Londres ? Est-ce parce que vous n’avez pas été prophète dans votre propre pays ?

« La véritable raison est que j’ai un fils qui est né à Londres en 1985, qui a grandi et qui vit toujours à Londres. A l’origine, c’est donc plus une raison familiale. Ceci dit, il est certain que Londres est une ville idéale pour être en contact avec le monde. C’est une ville cosmopolite. On doit dire qu’il y a une tradition de libéralisme en Grande-Bretagne qui, souvent, permet d’être plus audacieux dans nos activités. C’est donc un fait favorable d’être à Londres. »

Quels sont les pays dans le monde que vous citeriez en modèles pour les accouchements non médicalisés, plus à domicile et plus dans les conditions que vous décrivez ?

« Malgré quelques variantes, presque partout dans le monde, c’est toujours à peu près la même situation. Partout, il y a toujours un noyau de gens, de femmes, de professionnels qui réalisent que, aujourd’hui, on est peut-être en train de faire fausse route. On ne se rend pas compte de la situation dans laquelle on est. Alors, peut-être y a-t-il des pays comme la Grande-Bretagne où ces noyaux sont plus grands qu’ailleurs. En Grande-Bretagne, les femmes ont beaucoup plus d’options ouvertes pour accoucher. En France, en pratique, il est très difficile de trouver une autre possibilité que le grand département d’obstétrique conventionnel. En Grande-Bretagne, une femme peut choisir entre l’hôpital public, l’hôpital privé, la maison de naissance indépendante, la maison de naissance attachée à un hôpital, la sage-femme envoyée par le service national de santé, la sage-femme indépendante. Elle peut, si elle le veut, demander à être accompagnée par une ‘doula’. Il y a donc plus d’options. Cela ne veut pas dire que c’est parfait, mais le petit groupe qui est en avance au niveau prise de conscience est peut-être un peu plus grand qu’ailleurs. Il y a des pays qui, sur le plan de la prise de conscience, ont évolué assez vite récemment, comme l’Espagne. Elle est assez différente de la France, qui se caractérise par la pensée unique. »

En République tchèque, vous connaissez peut-être la situation, c’est très compliqué pour les femmes qui veulent accoucher d’une manière alternative…

Photo illustrative: Oriol Martinez / FreeImages
« Je connais très bien la situation en République tchèque et d’une façon générale dans tous les ex-pays communistes. Ils ont à peu près les mêmes difficultés. Je suis venu en Tchécoslovaquie pour une conférence en 1981 et là, c’est au moins la quatrième fois que je viens à Prague. »

Que cherchent ces femmes qui viennent vous voir en République tchèque ? Que vous demandent-elles ?

« En général, une question qui domine, c’est : comment faire pour transmettre notre degré de prise de conscience ? On a compris quelque chose, on sent quelque chose, comment le transmettre ? Comment transmettre nos connaissances intuitives de femmes ? En général je réponds qu’aujourd’hui, si elles veulent être utiles, si elles veulent participer à une nécessaire prise de conscience, elles doivent s’entraîner à être ‘bilingues’ : elles ne doivent pas se contenter de parler le langage du cœur, la transmission de la connaissance intuitive. Elles doivent associer cela constamment avec le langage scientifique. Je vous donne un exemple, comment en cinq minutes, on peut expliquer la situation actuelle en ce qui concerne l’histoire de la naissance, c’est-à-dire l’histoire de l’humanité. Il est très facile de rappeler que jusqu’à récemment, pour mettre au monde un enfant et le placenta, une femme devait libérer un mélange d’hormones, la principale étant l’ocytocine. Aujourd’hui on sait très bien qu’il s’agit d’un ‘cocktail d’hormones de l’amour’. On connaît les effets comportementaux de ces hormones… Aujourd’hui, nous sommes à l’époque des perfusions d’ocytocine synthétique qui remplace l’ocytocine naturelle, à une époque où les techniques de césariennes ont été considérablement simplifiées. On est dans une situation telle à l’échelle planétaire que le nombre de femmes qui mettent au monde le bébé et le placenta grâce à la libération d’un cocktail d’hormones de l’amour, est en train de devenir insignifiant. Cela devient sérieux et cela induit des questions en termes d’avenir lointain. Que va-t-il se passer après quatre, cinq, six générations, si les hormones de l’amour restent inutiles dans cette période critique qu’est la période de l’accouchement ? ‘Période critique’ est un terme important, c’est une période très courte, mais très importante dans la formation de l’individu. »

On peut imaginer que dans plusieurs siècles les femmes arrêtent de secréter ces hormones ?

« On comprend dans le contexte d’aujourd’hui, dans le contexte de ce que nous appelons l’épigénétique par exemple, nous sommes très dépendants des disciplines scientifiques émergentes, que lorsqu’une fonction physiologique est moins utilisée, elle s’affaiblit de génération en génération. Cela conduit à se poser des questions. Cela voudrait dire une capacité réduite à accoucher, et n’est-on déjà pas en train d’observer cette tendance ? Une capacité réduite aussi à allaiter, perturbation de la sexualité génitale qui implique le système de l’ocytocine, toutes les facettes de l’amour sont dépendantes de ce système physiologique… Bref, on a déjà des tas de raisons de penser que ce système physiologique lié très étroitement à tout système physiologique de base est déjà en train de s’affaiblir. La question est donc de savoir si on ne va pas vers une espèce de dysrégulation à l’échelle culturelle du système émotionnel. Pour l’instant, nous nous posons des questions. Personne ne peut y répondre, mais quand on est dans une situation nouvelle, la priorité est de poser des questions. »

Dans les conditions actuelles, quelles sont selon vous les conditions idéales d’un accouchement réussi ?

« La physiologie moderne nous dit qu’il faut savoir protéger la femme qui accouche, du langage qui stimule le cerveau, l’intellect, de la lumière qui stimule aussi le cerveau, et que le besoin de base de la femme qui accouche est de se sentir en sécurité, sans se sentir observée. Cela nous conduit à comprendre le rôle de la sage-femme en tant que figure maternelle. En face de sa mère, idéalement, on se sent en sécurité, protégée, sans se sentir observée. »