Thomas Zaruba, l’itinéraire d’un cadre à la Défense devenu pianiste de jazz

Thomas Zaruba, photo: Ondřej Tomšů

Tel Tchèque, tel musicien, selon un dicton bien connu dans le pays. C’est en tout cas vrai pour le Français d’origine tchèque Thomas Zaruba qui, s’il a baigné dans la musique depuis tout petit, jouant au piano depuis sa tendre enfance, a attendu l’âge adulte pour décider de s’y consacrer presque exclusivement. Au micro de Radio Prague, il est revenu entre autres sur son parcours, les motivations qui l’ont poussé à changer de cap, ou encore ses liens toujours étroits avec la République tchèque.

Thomas Zaruba | Photo: Ondřej Tomšů,  Radio Prague Int.

J’ai baigné dans la culture tchèque sans le savoir

Thomas Zaruba, vous êtes pianiste, mais avant de vous consacrer totalement à la musique, vous avez été cadre à la Défense. On peut dire que vous avez eu deux vies : celle de quelqu’un à la vie pressée et stressante, comme on peut imaginer une vie à Paris avec un travail à la Défense, et aujourd’hui, celle de quelqu’un qui a choisi la lenteur. C’est d’ailleurs le titre de votre premier album autoproduit Slow Down. Mais avant d’évoquer ce qui a fait basculer votre vie, j’aimerais revenir sur vos origines. Les lecteurs et auditeurs qui ont une certaine connaissance du tchèque auront compris, de par votre patronyme, que ces origines sont tchèques. Rappelez-nous en quelques mots votre histoire.

« Je suis né à Paris, d’un père canadien, d’une mère australienne, qui se sont rencontrés en terrain neutre, en Suisse, et qui ont réalisé qu’ils avaient tous deux des parents nés à Prague. Tout simplement. »

Dans quelle mesure ces origines tchèques ont-elles marqué et influencé votre vie ? Vous parlez tchèque, d’ailleurs, aussi…

« Tout-à-fait. J’ai baigné dedans sans le savoir. C’est après coup que j’ai réalisé que certaines choses étaient totalement tchèques. Quand je demandais à mes copains de jouer avec moi à Černý Petr (jeu de cartes, ndlr), ils me demandaient ce qu’était ce jeu… Fêter la saint Nicolas aussi : personne ne la fêtait à part nous à Paris. Ensuite, il y avait les comptines… J’ai commencé le piano très tôt, à trois ans. Je faisais des quatre-mains. J’avais des vieilles photocopies jaunies qui avaient dû faire Prague-Sydney, avant de revenir à Paris dans des enveloppes kraft. Quand d’autres enfants chantaient ‘Ah, vous dirais-je maman’, moi je jouais ‘Ovčáci čtveráci’ avec ma mère. »

Je le disais en introduction, vous avez fait carrière à la Défense...

« Pas qu’à la Défense, mais aussi entre Paris, New York… Une vie pressée donc, pressante, mais stimulante aussi. Sinon, on ne reste pas. J’ai fait cela pendant dix ans. »

Et puis, un beau jour, vous vous êtes dit : terminé. Quel a été le déclic ?

« J’étais à Vienne le 13 novembre 2015. A un moment, deux personnes m’ont appelé pour me donner rendez-vous, l’un au Carillon, l’autre rue de la Fontaine-au-Roi. Dans la nuit, j’ai appris que ces deux endroits avaient été touchés par les attaques terroristes du Bataclan. Là, j’ai pensé que c’était la Troisième Guerre mondiale qui se déclenchait. Je me suis dit que j’allais rester à Vienne, que je serais pianiste dans un bar pour payer le loyer, que j’allais tout laisser à Paris. La pression est redescendue et je suis rentré à Paris. Le Monde avait alors fait un portrait de chacune des victimes de ces attentats. C’était une sorte de CV avec nom, prénom, âge, profession. Je me suis dit que si je devais mourir, je préférerais qu’on se souvienne de moi ainsi : Thomas Zaruba, pianiste. »

Plutôt que Thomas Zaruba, cadre…

« Oui, je trouvais cela dissonant. Pas après pas, j’ai concrétisé le projet de faire cela seul, en m’entourant de personnes qui ont des compétences que je n’ai pas, pour le studio, l’enregistrement, la direction artistique informatique pour éditer la pochette, etc. »

Tous les Tchèques naissent avec un violon sous l’oreiller Evidemment, on ne devient pas pianiste du jour au lendemain. La musique a toujours été présente dans votre vie, depuis tout petit…

« Exactement, mes deux grands-pères étaient violonistes. Comme dit le proverbe tchèque : tous les Tchèques naissent avec un violon sous l’oreiller… »

Je connaissais surtout, tel Tchèque, tel musicien…

Photo illustrative: Pexels / Pixabay,  CC0
« C’est juste, ça se complète… Petit, mon grand-père essayait de me faire jouer du violon, il se mettait derrière moi pour m’aider avec le bras et avec le mouvement de l’archet. Je trouvais cela très désagréable. Ça faisait très mal aux doigts d’appuyer sur les cordes aussi fort. Je me suis dit que je préférais le piano. C’est seulement plus tard que j’ai réalisé que j’étais gaucher. Donc dans tous les cas, ce mouvement ne m’était pas naturel du tout. Je ne pouvais pas faire de l’archet de la main droite. Donc, oui, j’ai commencé très tôt. Ensuite j’ai suivi un cursus qu’on appelle les Classes à horaires aménagés-musique : dès le CM1, on a classe le matin, et l’après-midi est entièrement dédié à la musique, au niveau théorique et pratique. »

Aujourd’hui, la musique est partout

Donc vous avez vraiment baigné dedans. Au final, au vu de ce parcours, c’est plutôt l’inverse qui est étonnant : le fait que vous soyez passé d’un parcours scolaire plus artistique à une carrière plus dans les rails…

« Oui. Les gens disent que la musique n’est pas un métier. Pourtant la musique est partout et n’a jamais été autant consommée qu’aujourd’hui. On prend un ascenseur et il y a de la musique dedans, on passe un appel et il y a de la musique pendant le transfert. On va dans un magasin, il y a de la musique. Contrairement à autrefois où il fallait avoir un appareil. D’ailleurs, un des objets que j’ai gardés de mon grand-père, c’est un ‘gramofon’ à manivelle, qui marche même quand Internet est coupé et qu’il n’y a pas d’électricité. »

Donc un bon vieux tourne-disque… Ce changement vous a aussi rapproché davantage de vos racines de manière très concrète. En effet, ce premier album autoproduit, Slow Down, a été enregistré à Prague.

Photo: Ondřej Tomšů
« Exactement. C’est une quête très intéressante, car je pensais tout simplement enregistrer à Paris. Sans le vouloir, ce choix s’est imposé à moi comme si c’était le destin. J’ai fait un premier essai à Paris, mais je n’ai pas très bien senti le lieu. Je rencontre par hasard une amie tchèque rue Oberkampf et je lui demande si elle ne connaît pas un endroit, peut-être à Prague. Elle me rappelle un concert des Tata Bojs auquel nous avions assisté et où j’avais sympathisé avec Vladimír, un des membres. Je lui envoie un mail et il me donne l’adresse d’un studio. J’appelle et là, une femme, qui était l’épouse du propriétaire, me répond directement en français. Je me dis que ça commence déjà bien ! On échange quelques mails, elle m’envoie des photos du studio, des bandes sons de ce qui a déjà été enregistré sur leurs pianos pour que j’arrive à rentrer en contact avec l’âme des différents pianos. On se met d’accord sur un instrument. Je réserve trois jours au mois de mars et j’y vais sans trop savoir où je vais. En arrivant, je vois des photos de David Bowie, du fils de John Lennon… »

Vous vous dites que vous êtes en bonne compagnie…

« Oui, je me dis qu’il y a une bonne énergie. Le studio est à quelques minutes de Prague, à Unhošť, non loin de Kladno, en bordure d’une forêt avec très peu de réseau. On est un peu coupé de tout ce qui est parfait pour se mettre en introspection et se consacrer à la musique. »

Slow Down a également été pressé en vinyle en République tchèque dans la plus grande usine de production de vinyles au monde, à Loděnice.

Photo: Jakub Krásný,  ČRo
« A côté de Beroun, oui. En rentrant à Paris, je me demandais que faire avec ma musique, la mettre sur Internet ou pas. Il y a eu plusieurs mois de travail pour savoir si j’allais la mettre sur des plateformes numériques sachant qu’elles allaient la délivrer en piètre qualité. Je me dis que finalement je veux un CD et un vinyle, bleu, complémentaire de la pochette que j’ai réalisée en pastel gras. Et en cherchant, je me retrouve à… »

Tous les chemins mènent en République tchèque…

« … à Loděnice, exactement ! C’est une usine qui a plus de 2 000 salariés qui pressent 60 000 vinyles par jour, à la main, en basse saison. Et qui fait un travail d’une qualité exceptionnelle. »

En effet, tout vous ramène à la République tchèque. Mais peut-être l’empreinte tchèque n’est-elle pas tant présente dans cet album né suite au 13 novembre 2015 ?

« Il y a beaucoup de choses dans cet album en fait. Même moi, en le réécoutant, ça réveille des choses qui ne sont pas toujours les mêmes. Il y a en tout cas cette notion de ralentissement par rapport à des choses qui vont de plus en plus vite, des moyens de télécommunication, des avions, des trains, etc. On veut toujours aller plus vite et plus loin, alors qu’ici et maintenant, ça se passe ici et maintenant justement. A force d’être dans l’après ou dans le passé, on ne vit pas son présent en pleine conscience, en harmonie. Plusieurs personnes m’ont dit qu’on sentait l’esprit, les couleurs de la Bohême dans les tonalités. On m’a dit ça en anglais : ‘it’s good-sad’, c’est du triste mais bon. Ce n’est pas la nostalgie non plus. Il y a un aspect triste dans le côté saisissant, mélancolique, mais en même temps, heureux. Ce n’est pas mélancolique-dépressif. C’est mélancolique-lumineux. »

Ambassadeur pour les pianos Petrof en France

Vous êtes également ambassadeur de la marque de pianos Petrof en France. Rappelons que Petrof est une marque tchèque, une entreprise familiale qui produit des pianos à queue depuis les années 1860. Petrof vend aujourd’hui des instruments dans une soixantaine de pays dans le monde…

« Ils font des pianos à queue et droits. Mais aussi des pianos sur mesure pour des clients très exigeants au niveau du design, de la couleur etc. J’ai le souvenir d’un client italien, fan de la marque de voiture de son pays, rouge, avec le cheval, qui a voulu un piano avec les mêmes pigments que ceux de sa voiture. C’est possible à Hradec Králové ! »

Comment est né ce partenariat ?

« C’est assez drôle. J’ai eu beaucoup de presse et de télé en France. Je suis passé dans une émission sur France 2 animée par Frédéric Lopez. Cette émission a été vue par un distributeur de pianos basé en Alsace. Il m’a dit avoir vu l’émission où je parlais de mes origines tchèques et qu’il travaillait avec les pianos Petrof. Il m’a proposé de me mettre en relation. Comme j’avais enregistré sur Steinway, je m’étais dit que j’allais contacter Steinway à Hambourg pour savoir comment devenir un artiste accrédité. J’envoie des mails, je passe des appels, et rien. Quand les choses ne se font pas, je ne force pas. A ce moment-là, ce Français m’appelle pour me mettre en relation avec Petrof. J’y vais, je rencontre le directeur marketing, la directrice commerciale et la responsable des artistes de la famille Petrof. Je visite l’usine. J’essaye des pianos et je vois qu’ils sont exceptionnels. »

C’était une découverte…

« Les nouveaux, oui, créés en hommage au fondateur. Ces Ant. Petrof sont des pianos de compétition. »

Qu’est-ce que cela implique d’être ambassadeur de la marque Petrof en France ?

« C’est faire rayonner l’esprit et les valeurs de la marque, du travail, du savoir-faire. Plus de 75% du piano est fait à Hradec Králové. J’ai eu la chance de rencontrer un salarié qui est déjà de la sixième génération : tous ses ancêtres ont travaillé pour Anton Petrof. Il y a quelque chose avec cette entreprise, sa façon de traiter les salariés, sa façon de leur ouvrir des champs des possibles… Chaque salarié est formé depuis toujours à faire plusieurs tâches et à être capable de faire tout un piano, seul. Pourquoi ? Parce que si quelqu’un est malade, il faut bien que le piano se fasse. Si la personne qui fait les cordes n’est plus là, la chaîne de production va-t-elle s’arrêter ? Non… C’est la puissance et la force de cette maison. »

C’est une maison qui fête cette année ses 155 ans. Elle est plus vieille que la Tchécoslovaquie. Elle renaît un peu de ses cendres aussi puisqu’elle a eu de gros problèmes après la révolution de velours…

« C’est aussi l’histoire d’une renaissance car elle a été très affectée par la crise financière au début du XXIe siècle. »

Quatre ans après ce changement de vie, comment évaluez-vous votre quotidien ?

« J’ai beaucoup de mal à être mono-tâche. Pour la création de cet album, je n’ai pas été uniquement pianiste, j’ai aussi été peintre, directeur artistique, j’ai choisi mon photographe, les photos faites, les titres, l’ordre des titres. Pour le deuxième album, j’ai choisi les reprises, je me suis occupé du juridique pour avoir le droit notamment de reprendre Get Lucky de Daft Punk. J’aime bien m’intéresser à tout, un peu comme chez les salariés de chez Petrof qui savent tout faire. Aujourd’hui, mes journées sont rythmées par le fait que je suis pianiste pour l’Automobile Club de France, à la Concorde, à Paris. J’ai donc beaucoup de temps libre dans la journée et j’ai récemment pris la position de directeur du digital pour la division médias du groupe Kantar, une société internationale. Ça me permet de conjuguer les deux, de mettre à profit mes connaissances en Internet digital pour une entreprise qui a besoin de se réinventer et qui passe de choses très analogiques à quelque chose qui est plus dans l’air du temps. »

Quels sont vos projets pour la suite ?

« Je travaille actuellement sur l’écriture d’une pièce, où le piano serait au centre. Ce serait un format de one-man show théâtral où il y aurait du piano et du texte. J’ai fait une première improvisée au Centre culturel tchèque, rue Bonaparte. La réaction du public a été extraordinaire, il a participé à la création de la pièce en posant des questions, en amenant des réflexions… Je trouve ça extraordinaire par rapport à ce qu’on a sur Internet, où on est passif, où l’échange est vite très limité. On est dans une pièce, on dédie deux heures de sa vie à un spectacle, les téléphones sont coupés, si on ne sait pas on ne va pas immédiatement chercher sur Wikipédia… En arrivant à Prague, dans l’avion, une personne cherchait quelque chose sur Internet et a réalisé qu’il n’y avait pas le Wi-Fi. J’avais l’impression que c’était comme si on lui avait dit qu’il n’y avait plus d’eau, comme si on lui ôtait une ressource vitale. Je l’ai vraiment sentie ennuyée de ne pas pouvoir chercher le nom de quelqu’un dans un film. Je lui ai dit : ‘Ce n’est pas grave !’ »

Il fallait lui offrir votre album Slow Down !

« J’aurais pu en effet, pour qu’elle ralentisse un peu… »

Thomas Zaruba | Photo: Centre tchèque de Paris