Une histoire des migrations vietnamiennes en Tchécoslovaquie

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Plus de 60 000 personnes ; c’est ce que représente la communauté vietnamienne en République tchèque. Une communauté que l’on croise tous les jours, notamment dans les épiceries de quartier, mais sur laquelle on sait finalement peu de choses.

Après les Ukrainiens et les Slovaques, les Vietnamiens représentent la troisième plus grande communauté étrangère vivant en République tchèque. Si la proximité géographique et les liens historiques permettent de comprendre facilement la présence des deux premières sur le sol tchèque, celle des Vietnamiens peut paraître plus surprenante. En réalité, ce sont des accords développés entre les deux « pays frères » dès les années 1960 qui ont permis à ces milliers de personnes de traverser tout le continent euro-asiatique pour s’installer au cœur de l’Europe. « S’installer » n’est à vrai dire pas tout à fait le mot juste, car, du moins pendant la période communiste, la venue des Vietnamiens en Tchécoslovaquie se faisait dans un cadre réglementé et pour une durée déterminée. Il vaut mieux parler de migration que d’immigration vietnamienne, met donc en garde la sociologue Alena Alamgir, qui travaille précisément sur cette histoire des migrations vietnamiennes en Tchécoslovaquie. Elle nous en dresse un premier tableau.

« La première vague a été inauguré avec un accord signé en 1967. L’initiative de cet accord était vietnamien. Le gouvernement vietnamien avait fait une demande auprès du gouvernement tchécoslovaque pour former environ 2100 personnes qu’ils appelaient des stagiaires. Cela veut dire que ces personnes étaient diplômées de l’enseignement secondaire ou avec un niveau un peu plus élevé encore – il y avait même des techniciens. Ils venaient en Tchécoslovaquie pour une période allant de trois à cinq ans pour améliorer leur formation, notamment en travaillant dans les entreprises. »

Depuis les années 1950, de nombreux étudiants étrangers étudiaient en Tchécoslovaquie, mais c’est la première fois, explique Alena Alamgir, que l’Etat tchécoslovaque prenait en charge des travailleurs étrangers, même si le cadre par lequel ils venaient était très spécifique.

Alena Alamgir
« L’Etat tchécoslovaque socialiste était un Etat paternaliste qui s’occupait à l’avance de chaque détail de la vie de ces gens. Le gouvernement avait fait en sorte que la nourriture qui leur serait servie soit au début proche de la nourriture vietnamienne, avant de passer à la nourriture tchèque. L’Etat a muni ces stagiaires vietnamiens de vêtements et d’effets personnels. A leur arrivée à la frontière slovaque, après un long voyage en train d’environ deux semaines, le programme commençait et ils étaient emmenés dans des centres d’apprentissage de la langue qui étaient en même temps des centre médicaux, où les Tchécoslovaques étaient confrontés à des maladies tout à fait courantes au Vietnam mais complètement ignorées en Tchécoslovaquie.

L’Etat était assez inquiet sur la réussite du programme mais cette sorte d’obligation d’un Etat socialiste à l’égard d’un autre Etat socialiste était ce qui comptait le plus et finalement, la question de savoir combien cela allait coûter à l’Etat tchécoslovaque n’était pas discutée. »

Comme les résultats du programme étaient bénéfiques pour le Vietnam et que la fin de la guerre s’approchait, l’Etat vietnamien demanda à l’Etat tchécoslovaque s’il pouvait à nouveau envoyer un certain nombre de ses ressortissants. Le Vietnam demanda d’envoyer entre 10 000 et 12 000 personnes, non pas des stagiaires mais des étudiants pour qu’ils suivent des formations de deux ou trois ans en Tchécoslovaquie. La Tchécoslovaquie accueillit environ 6 000 personnes qui restèrent parfois pour travailler après leur apprentissage. C’est toujours l’Etat tchécoslovaque qui prenait en charge la vie de ces jeunes Vietnamiens, malgré les coûts importants de ce programme pour les finances de l’Etat. La troisième vague de migrations vietnamiennes commence au début des années 1980 et prend une nouvelle orientation. Alena Alamgir :

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« La situation change au début des années 1980 quand est signé en novembre 1980 un nouvel accord qui introduit un nouveau type de migration vietnamienne. Les programmes à but éducatifs continuent mais on ajoute un nouvel accord où ce sont des travailleurs salariés qui sont invités. Même si ces gens sont présentés comme des gens qui viennent améliorer leurs compétences, en réalité, pour la majorité d’entre eux, ils n’ont aucune qualification. La Tchécoslovaquie avait demandé à ce qu’ils soient qualifiés mais elle a accepté que 40 à 50% d’entre eux viennent sans qualification.

La grande différence avec les deux premières vagues, c’est que pour ces dernières, il s’agissait d’une requête de l’Etat vietnamien, à laquelle l’Etat tchécoslovaque faisait en sorte de répondre le mieux possible. Tandis que dans les années 1980, ce sont les intérêts de l’Etat tchécoslovaque qui deviennent les plus importants, et même plus précisément ceux des entrepreneurs tchécoslovaques, qui semblent avoir une assez grande autonomie. »

Ce sont en effet les entrepreneurs tchécoslovaques qui formulent leurs demandes auprès de l’organisme qui s’occupe de la force de travail étrangère. Côté vietnamien, l’Etat récupère environ 15% des salaires des travailleurs émigrés, comme une participation au développement du pays. L’Etat tchécoslovaque paie également environ 1 000 couronnes pour le recrutement et 2 400 couronnes par an par travailleur vietnamien, notamment pour la sécurité sociale. Avec cette troisième vague, c’est donc une sorte de relation commerciale qui se développe entre les deux pays.

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Mais qui étaient donc ces Vietnamiens qui venaient en Tchécoslovaquie ? Quels étaient les critères selon lesquels ils étaient choisis ? Alena Alamgir :

« Nous devons avoir conscience que le Vietnam, pendant toute la période concernée, était un pays très pauvre, qui sortait d’une guerre. Il y avait donc un grand intérêt pour venir ici. Que je sache, pour l’instant, il n’existait pas de mécanisme formel pour être choisi. Il n’y avait pas de formulaire à remplir mais ça se faisait plutôt de la manière suivante. Pour les étudiants, l’Etat vietnamien choisissait ses meilleurs éléments. Le deuxième critère était qu’un membre de la famille avait participé au développement de l’Etat, ce qui veut dire par exemple que quelqu’un de la famille avait combattu pendant la guerre ou était tombé dans les combats. »

Néanmoins, les invités à l’émigration ne savaient pas où ils allaient ; cela pouvait être en Tchécoslovaquie, mais aussi en Pologne, en Allemagne ou ailleurs en Union soviétique. La Tchécoslovaquie était une des destinations les plus attractive qui représentait un véritable paradis de la consommation, en comparaison avec la situation économique catastrophique de leur propre pays. Les groupes de travailleurs vietnamiens rentraient ensuite, au bout de quelques années, les bras remplis de biens de consommation leur permettant de lancer des petites activités économiques dans leur pays. La couronne tchécoslovaque n’étant pas convertible, on mettait à leur disposition des conteners qu’ils pouvaient remplir d’engins motorisés, comme des mobylettes, ou des machines à coudre.

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Il est pourtant assez étonnant d’imaginer la Tchécoslovaquie des années 1980, dont on ne peut pas qualifier la situation économique de florissante, faire la demande de main d’œuvre étrangère. Alena Alamgir :

« C’est une question compliquée. Je ne suis pas spécialiste de la question mais cela a à voir avec la logique spécifique de l’économie planifiée. Elle était très expansive, dans le sens où elle cumulait les moyens. Elle cumulait la force de travail, elle cumulait le matériel. Comme il y avait beaucoup d’insuffisances, les entrepreneurs ne savaient jamais ce qui leur manquerait. Et c’est la raison pour laquelle ils faisaient en sorte d’avoir tout à l’avance. La survie de l’entreprise ne dépendait pas de ce qu’elle allait vendre et des profits qu’elle allait en tirer, mais de si elle remplissait bien le plan. »

D’autres explications mettent le doigt sur le manque d’investissements techniques, qui devait donc être comblé par de la main d’œuvre.

Aujourd’hui, c’est dans les rayons des épiceries de quartier que l’on rencontre le plus souvent les Vietnamiens vivant en République tchèque, mais finalement, ce ne sont pas forcément les enfants de ces trois vagues de migration échelonnées des années 1960 aux années 1980.

Il n’existe pas de chiffres disponibles pour savoir combien de personnes sont restées mais le principe de ces migrations d’avant 1989 étaient qu’elles étaient à durée déterminée. Les accords entre le Vietnam et la Tchécoslovaquie ont pris fin avec l’effondrement du régime communiste mais la République tchèque reste une destination connue des travailleurs vietnamiens. On dit, d’après Alena Alamgir, que même aujourd’hui, il n’est pas difficile de trouver au Vietnam des personnes qui parlent tchèque ou slovaque.

La communauté vietnamienne en République tchèque aujourd’hui est l’objet de plusieurs études. L’histoire de ces migrations est cependant moins connue et elle permet, selon Alena Alamgir, de mettre aussi en valeur l’histoire de la Tchécoslovaquie elle-même. Alena Alamgir :

« A travers le prisme de ces migrations, on apprend quelque chose de nouveau sur la façon dont fonctionnait l’Etat socialiste, à propos duquel je pense que nous ne le voyons pas encore de façon équilibrée d’un point de vue moral. Avec le passé, nous avons une relation un peu névrosée. Et je pense qu’il existe dans ce sens de nombreuses méconnaissances de la façon dont il fonctionnait. Quand je regarde mes documents d’archive, j’ai l’impression que cet Etat était moins monolithique que dans notre souvenir. Bien sûr, l’organisation des programmes était issue des plus hautes sphères du parti, mais autant que je puisse en juger, le parti, une fois son programme établi, ne s’en souciait plus vraiment et il laissait les mains libres à ceux qui devaient gérer les questions pragmatiques. Donc cette recherche peut nous donner un autre angle de vision sur le fonctionnement de l’Etat tchécoslovaque dans les années 1970 et 1980. »

Et si la communauté vietnamienne en République tchèque vous intéresse, je vous conseille de consulter le reportage qu’avait réalisé Anna Kubista pour Radio Prague, et qui nous parlait des enfants bananes, ces enfants vietnamiens nés sur le sol tchèque et partagés aujourd’hui entre leurs deux cultures.