Vera Caïs : « J’avais la certitude que je réaliserais Une trop bruyante solitude »

'Une trop bruyante solitude'

Il y a tout juste un mois, mi-novembre 2011, est sorti sur les écrans français Une trop bruyante solitude, film adapté du roman éponyme de l’écrivain tchèque Bohumil Hrabal, avec dans le rôle principal l’acteur français Philippe Noiret. Le film n’est pourtant pas une nouveauté en République tchèque puisqu’il est sorti en 1994 et il est déjà disponible depuis plusieurs années en DVD. Pourquoi ce décalage ? Cela fait en réalité bientôt vingt ans que la réalisatrice d’origine tchèque Vera Caïs, exilée en France depuis 1967, se battait pour récupérér, côté français, les droits de son film, qui était par ailleurs la première co-production franco-tchèque de l’après 1989. Un combat de toute une vie pour Vera Caïs.

Vera Caïs
« C’est une très longue histoire. J’avais lu le livre en 1980. Ce texte m’a transporté. Je l’avais lu la nuit dans un wagon entre Francfort et Rome où j’habitais à l’époque. J’ai lu cette nouvelle et elle m’a traversée comme une sorte de paix, elle m’a réchauffé l’âme, je l’ai trouvée tellement extraordinaire. Et quand j’ai fermé le livre, je savais que je ferais un film. J’avais une certitude. Quand je le racontais à certaines personnes, ils le prenaient pour de l’arrogance mais je n’avais pas d’opinion haute de moi-même, je savais que je ferais de ce texte un film. J’ai attendu 13 ans pour avoir les droits, après nous avons touné le film, mais malheureusement, avec le producteur français...Déjà nous devions tourner pendant il me semble neuf semaines, mais on a tourné moins longtemps. Puis le film a été enlevé au montage ; beaucoup de scènes que nous avons tournées n’ont pas été montées. Le producteur a rapatrié le film à Paris. Nous avons fait une version tchèque parce qu’on avait promis à Bohumil Hrabal. On voulait lui faire un cadeau pour son anniversaire donc mon producteur m’avait dit de faire une version provisoire pour que Hrabal puisse le voir. On avait peur qu’il se suicide, ce qu’il a fait d’ailleurs plus tard, mais il en parlait constamment. J’avais donc accepté une sorte de compromis – faire une version – et il m’avait dit toujours qu’il allait trouver de l’argent pour finir le montage. Puis j’ai appris un jour que le film passait à la télévision. J’ai donc téléphoné à Canal +, en demandant comment cela était possible qu’il passe à la télévision alors qu’il n’avait pas eu de première. Ils m’ont répondu qu’il y avait eu une première, un an auparavant, dans un petit cinéma de Versailles ; je n’étais pas invitée, Philippe Noiret n’était pas invité.

'Une trop bruyante solitude'
On ne sait pas si c’était une sorte de combine financière mais je n’ai pas compris pourquoi le producteur n’a pas essayé de distribuer le film.

J’ai essayé de comprendre, mais il refusait tout contact avec moi, puis la société des auteurs dramatiques m’a payé un avocat et j’ai récupéré en 2003 les droits intellectuels sur le film mais le producteur ne m’a pas rendu les négatifs. Donc j’avais le droit de vendre et de distribuer le film mais je n’avais pas le film. Et donc, les producteurs tchèques qui ont perdu beaucoup d’argent – je pense qu’ils n’ont pas été payés par le producteur français, entièrement ou pas, je ne sais pas dans quelles proportions – étaient très nobles parce qu’ils m’ont quand même donné des négatifs. Mais il me manquait la voix de Philippe Noiret, Noiret entre temps est décédé. Et par pur hasard, on a retrouvé une petite cassette où il y avait le mixage, pas tout à fait la version originale, mais il a fallu une patience et un boulot de détective pour le reconstituer. Malheureusement, les chutes de négatifs étaient détruites donc vraiment, ce film a eu une vie difficile. »

Justement, nous allons revenir vers le début de l’histoire de ce film. Vous avez dit avoir attendu treize ans pour obtenir les droits. Quel a été le parcours pour faire ce film ? Vous n’avez pas de formation de cinéaste, a priori, alors comment, à partir du moment où on trouve un livre génial et qu’on veut en faire un film, réussit-on à mobiliser une équipe, de l’argent, à trouver un acteur et pas le moindre puisqu’il s’agit de Philippe Noiret etc. ?

« D’abord, j’avais fait une petite école de cinéma en France. J’ai toujours voulu écrire, mais la langue française n’est pas ma langue maternelle. Et il est vrai que j’ai eu une vie que je ne dis pas difficile parce que je l’avais choisie librement, mais je faisais beaucoup de petits boulots, donc mon grand problème était de survivre – comment payer le loyer, comment manger etc. Ou je n’étais peut-être pas assez modeste pour écrire, pour faire tout pour écrire. Donc j’ai vécu un petit peu en dents de scies avec des périodes fastes et moins fastes. Mais j’avais fait une école de cinéma un peu par hasard parce que j’étais marié avec un garçon qui voulait faire une école de cinéma mais il ne l’a pas fait et pour le pousser, j’ai passé le concours et j’ai obtenu une bourse. J’ai fait une école de cinéma de deux ans. C’était une école qui n’avait pas beaucoup d’argent mais deux scénarios avaient été choisis pour tourner une court-métrage, parmi lesquels le mien. Je voulais faire un film un peu comique et c’était d’un tragique total. Je me suis donc dit que je n’étais pas douée pour la réalisation et j’ai donc abandonné l’idée. J’ai travaillé dans le cinéma et j’ai fait beaucoup de choses – : production, organisation, castings, accessoiriste, documentariste – c’était passionnant ! Donc j’ai fait beaucoup de choses et j’ai vu comment on faisait des films, j’ai organisé des tournages de long-métrages en Italie, en Afrique, je suis allée en Inde dans les archives, donc j’ai vécu quand même beaucoup d’années de mon travail dans le cinéma. Et quand en 1980 j’ai lu le livre, je savais que je ferai le film en tant que réalisatrice, je ne sais pas pourquoi. »

Vous avez contacté Bohumil Hrabal ?

« J’avais écrit à Bohumil Hrabal. J’ai lu le livre, je suis arrivée à Rome, et j’ai commencé à traduire le livre pour moi. J’ai mis un an puis j’ai commencé à écrire un scénario. Le premier scénario était en noir et blanc, très philosophique, avec beaucoup de citations de grands philosophes, un scénario un peu prétentieux. Puis j’ai écrit une deuxième version, puis une troisième version. J’écrivais à Bohumil Hrabal en lui disant que je voulais adapter Une trop bruyante solitude mais je ne recevais pas de réponse. Et en 1986, j’ai pu revenir en Bohême au bout de 19 ans d’exil. A l’époque je travaillais avec un cinéaste suédois qui faisait des films publicitaires essentiellement mais de très beaux films. C’était une star aux Etats-Unis, en Allemagne, mais il n’était pas typiquement publicitaire, il était très poétique, très particulier. J’ai beaucoup travaillé avec lui. Je faisais tout, j’organisais les films, les costumes, les castings. J’ai beaucoup appris avec lui et esthétiquement et au niveau rigueur de travail. Mais à un moment je n’en pouvais plus parce que c’était une star, il voulait que je m’occupe de tout. Il me donnait les dessins, le storyboard du film, puis j’organisais le tournage toute seule, et j’ai décidé de m’arrêter pour m’occuper d’Une trop bruyante solitude. J’ai donc arrêté de travailler avec lui jusqu’à ce qu’en juillet 1987, il me propose de faire les décors sur trois films pour la télévision allemande à Munich. Il voulait absolument que je travaille avec lui et je me suis dit que ma mère habitait à 300 km de Munich et que je pourrais aller voir ma mère le week-end en Tchéquie. J’ai téléphoné à ma mère en lui demandant si elle pouvait trouver quelqu’un qui porterait une lettre directement à Bohumil Hrabal. Dans ma tête, je me disais qu’il fallait vraiment que je me lance, que je me batte pour Une trop bruyante solitude. Je devais travailler du 1er au 21 juillet en Allemagne, et ma mère me dit « c’est étrange, Bohumil Hrabal sera du 1er au 21 juillet à Františkovy Lázně ».

C’était le destin ?

'Une trop bruyante solitude'
« Je l’ai donc rencontré, c’était très amusant. J’avais très peur de lui parce qu’il était très particulier, adorable mais on dit ‘plachý’ en tchèque ; ce n’est pas tout à fait timide en tchèque, c’est aussi un peu sauvage au premier abord. Donc quelques fois il agressait par une sorte de mutisme mais quand vous le connaissiez, il était l’être le plus généreux, adorable, cultivé.

Et quand je l’ai rencontré, je lui ai dit que je voudrais adapter Une trop bruyante solitude. Il m’a répondu que tout le monde voulait adapter ce livre et m’a demandé pour qui je me prenais. « Je ne me prends pour personne mais j’ai une certitude intérieure que c’est moi qui le ferai parce que j’ai l’impression que ça m’a été dicté. ». Il m’a répondu « Heidegger, diktat de Dieu, moi aussi ça m’a été dicté. Tu m’intéresses ! ». Et il m’a tiré les tarots et m’a dit que j’allais faire le film, qu’il sera bon, mais qu’il ne pouvait pas me donner les droits parce qu’il les avait vendus.

J’ai appris qu’il y avait plusieurs réalisateurs qui avaient les droits avant moi. »

Et Jiří Menzel aussi ?

Philippe Noiret et Jiří Menzel
« Menzel à la fin. Il y en a eu beaucoup, je ne sais plus. Il y avait István Szabó, Evald Schorm, et quand Schorm est décédé, Hrabal m’a fait savoir que les droits étaient libres. Je suis arrivée tout de suite à Prague et j’ai demandé à Hrabal ce qu’on allait faire. Il m’a envoyé voir son agent qui m’a dit que Hrabal faisait erreur, qu’il n’avait pas les droits, car c’était Barrandov. Evald Schorm n’avait pas les droits en tant que personne mais en tant que Barrandov. Et Barrandov avait commandé le film à Jiří Menzel. Je suis donc allée voir Menzel et je lui ai dit qu’il ne ferait pas le film. Il m’a demandé si je ne l’aimais pas et je lui ai répondu que ça n’avait rien à voir mais que j’avais une certitude intérieure – tout le monde me prenait pour une folle ! Et effectivement, il a abandonné l’idée de faire le film et il m’a beaucoup aidé. Il était en France à la commission sur l’avance sur recettes pour son soldat Tchonkine et moi en même temps je présentais le scénario à la commission de l’avance sur recette pour Une trop bruyante solitude. Je ne connaissais personne, je suis très marginale, je ne suis pas introduite dans le milieu cinéma. Et donc les gens de la commission disaient qu’ils aimaient beaucoup mon scénario mais qu’ils n’étaient pas sûrs que j’allais être capable de réaliser un tel film. Et Menzel, j’ai appris cela plus tard, a dit devant la commission qu’il me connaissait et qu’il me pensait capable de faire le film. »