Zdeněk Binder, ingénieur tchèque en France avant et après 1968

Zdeněk Binder, photo: Magdalena Hrozínková

L’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie, en août 1968, a déterminé le parcours de vie de centaines de milliers de Tchèques. Parmi eux, Zdeněk Binder, ancien ingénieur de recherche au CNRS à Grenoble qui partage aujourd’hui sa vie entre la France et la République tchèque, plus précisément entre le Dauphiné et sa Moravie-Silésie natale. Zdeněk Binder est l’invité de cette émission.

Zdeněk Binder,  photo: Magdalena Hrozínková
« Dans ma jeunesse, j’étais radioamateur et je voulais devenir radioélectricien. J’ai réussi à passer le concours d’entrée à la faculté électrotechnique de Prague. Au lycée, j’avais appris des bases du français, c’était ma troisième langue. C’est peut-être pour cela que j’ai eu l’idée de me présenter pour obtenir une bourse du gouvernement français… Mais c’était beaucoup plus tard. »

Zdeněk Binder a aujourd’hui plus de 80 ans et il vit avec sa femme tchèque dans la région de Grenoble. Devenu ingénieur-enseignant à l’Ecole supérieure des mines d’Ostrava, Zdeněk Binder a obtenu, en 1967, une bourse du gouvernement français pour effectuer un travail de recherche au Laboratoire d’automatique de Grenoble.

« Au Laboratoire d’automatique de Grenoble, ils étaient assez avancés en ce qui concerne la conduite en ligne des procédés industriels et le travail sur les ordinateurs appliqués dans ce domaine. Cela m’a beaucoup attiré, ainsi que le travail pour l’industrie pétrochimique. Après avoir obtenu une bourse du gouvernement français, j’ai été accueilli au Laboratoire par son fondateur, le professeur René Perret. »

L’occupation soviétique de la Tchécoslovaquie est un coup de tonnerre pour le jeune chercheur. Zdeněk Binder ne sais pas encore que son séjour d’études en France sera prolongé jusqu’à l’obtention du diplôme de docteur-ingénieur au printemps 1971 et même au-delà… Mais revenons à la nuit du 20 au 21 août 1968, dont Zdeněk Binder garde un souvenir presque anecdotique :

Avec ma Škoda, j’ai doublé le convoi militaire

Photo: Národní archiv,  public domain
« Ma femme et moi, nous avons passé l’été en France. Notre fille était chez ses grands-parents et nous sommes venus la chercher. Nous sommes partis, avec notre voiture Škoda, de la ville de Rýmařov vers Ostrava. A un moment donné, nous nous sommes retrouvés derrière un long convoi de voitures blindées. J’ai pensé qu’il s’agissait des manœuvres militaires… J’étais impatient car les voitures avançaient très lentement. Alors j’ai clignoté et… les militaires m’ont laissé passer ! Je les ai doublés tranquillement, mais quand je suis arrivé à Ostrava, au premier croisement j’ai vu un soldat russe censé apparemment diriger le convoi. Je me suis garé dans le centre-ville où je suis tombé sur un policier tchèque. Je lui ai demandé ce qui se passait. Il a répondu : ‘Je ne sais pas, mais il faut que je me cache quelque part.’ C’était alors assez spectaculaire. A la maison, j’ai allumé la radio et j’ai appris que nous étions occupés. J’ai alors téléphoné à mes amis pour le leur annoncer. »

A la fin de 1969, l’Etat tchécoslovaque annule l’autorisation des stages des enseignants à l’étranger. Les boursiers sont appelés à retourner immédiatement dans le pays afin de poursuivre leurs activités d’enseignants. Zdeněk Binder, quant à lui, choisit de démissionner de son poste de professeur à l’Ecole des mines d’Ostrava et de poursuivre son travail de recherche en France. Les autorités communistes l’empêchent alors de revenir et le condamnent, ainsi que sa femme, à une peine de prison pour « départ non-autorisé du pays. »

Nous avons dû payer pour obtenir nos passeports

Photo: Site officiel de CNRS de Grenoble
Si Zdeněk Binder entame une belle carrière d’ingénieur de recherche au CNRS de Grenoble, son épouse, infirmière de profession, doit d’abord apprendre le français avant de trouver un travail dans son domaine et d’achever son parcours professionnel en tant que responsable du département d’orthopédie à la Clinique de Belledonne. Après l’écrasement du Printemps de Prague, d’autres Tchèques également s’installent dans la région de Grenoble. Zdeněk Binder se souvient :

« En 1968, beaucoup d’étudiants tchèques sont venus à Grenoble, d’abord pour apprendre ou améliorer leur français. Certains sont restés ici pendant un moment, avant d’obtenir un visa pour les Etats-Unis ou le Canada. D’autres se sont installés dans la région pour de bon, il y en a aussi qui sont partis faire leurs études à Paris. Je me souviens qu’une dizaine d’étudiants tchèques, majoritairement des filles, sont restées à Grenoble. Avec ma femme, nous avons essayé d’animer un peu cette petite communauté tchèque. Nous les avons invités chez nous, nous avons passé Noël ensemble, pour ne pas oublier nos origines et nos traditions. »

Après l’invasion de leur pays, les Tchèques et les Slovaques assistent au retour à l’orthodoxie communiste, un processus connu sous le nom de « normalisation ». Une période pendant laquelle l’Etat totalitaire règle ses comptes, à sa manière, avec ceux qui l’ont trahi. Zdeněk Binder raconte :

Grenoble,  photo: Magdalena Hrozínková
« Lorsque la situation en Tchécoslovaquie communiste s’est stabilisée, le gouvernement a décidé d’autoriser les contacts entre les Tchèques restés à l’étranger après 1968 et leurs familles. Avant cela, mon père pouvait nous rendre visite à Grenoble, ma mère aussi, mais ils ne pouvaient pas venir ensemble. Un jour, mon père a été convoqué au commissariat de police, où on lui a expliqué que l’Etat communiste permettait désormais aux Tchèques de l’étranger de régulariser leur situation, que nous, qui avions été condamnés pour ‘départ non-autorisé du pays’, pouvions être amnistiés. Sauf que cette régularisation n’était possible qu’à condition que nous remboursions à l’Etat tchécoslovaque l’argent qu’il avait investi dans nos études. Notre fille, quant à elle, n’avait été scolarisée en Tchécoslovaquie que pendant quatre ou cinq ans, donc ça allait encore. Mais ma femme a dû payer également pour ses études secondaires et moi-même, pour mes études secondaires et universitaires. Je ne me souviens plus exactement du montant de la somme à payer, mais je sais qu’elle correspondait à la valeur de deux voitures Škoda à l’époque. Nous avons été obligés de verser cette somme en liquide, à l’ambassade de Tchécoslovaquie à Paris. Les autorités nous ont alors délivré un passeport spécial, destiné aux Tchèques expatriés. Théoriquement, nous étions autorisés à voyager en Tchécoslovaquie. Personnellement, je n’y suis allé qu’après la révolution de velours, car j’avais peur des représailles de la part des autorités communistes. On ne savait jamais ce qui pouvait nous arriver… »