1989 à pas de velours

Photo: Dušan Bouška
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Radio Prague International diffuse cet automne de nombreux entretiens et reportages consacrés à la révolution de Velours de 1989. Alors que le pays se prépare à commémorer ce dimanche 17 novembre le trentième anniversaire de la « Sametová revoluce », émission spéciale aujourd’hui avec plusieurs de ces témoignages enregistrés dans leur grande majorité en français.

Photo: Dušan Bouška

Pas facile de faire le tri dans la masse de récits passionnants sur cette époque. Honneur aux dames, avec plusieurs d’entre elles qui étaient de jeunes filles à l’époque et dont certaines étaient sur l’Avenue nationale – Národní třída – lorsque les forces de l’ordre sont violemment intervenues pour disperser la manifestation étudiante du 17 novembre 1989. C’est le cas de la photographe Dana Kyndrová :

Dana Kyndrová,  photo: Tomáš Vodňanský,  ČRo
« J’étais naturellement à Prague et toute la marche dans les rues, la manifestation de cette journée, je l’ai faite avec ma mère. On a fini comme tout le monde avenue Nationale (Národní třída). Et je n’ai reçu qu’un coup de matraque. »

Votre mère a-t-elle aussi été frappée ?

« Non. On a affiché des visages tristes. Ma mère avait presque 60 ans donc elle n’a rien eu, mais moi si. »

Comment vous êtes-vous retrouvée dans cette manifestation du 17 novembre ?

« J’avais déjà photographié les manifestations en 1988, lorsqu’on commencé les premiers mouvements protestataires. A l’époque, on m’a confisqué mes pellicules. C’était à l’occasion du 70e anniversaire de la naissance de la Tchécoslovaquie, le 28 octobre 1988. Plus tard, j’ai participé à toutes les autres manifestations. Et nous savions que le 17 novembre était une date importante »

La rumeur fatale au régime communiste

Le 17 novembre 1989, les étudiants marchaient en mémoire de l’étudiant Jan Opletal, tué par les nazis cinquante ans plus tôt. La journaliste et écrivaine Magdalena Platzová était également dans le cortège :

Magdalena Platzová | Photo: Ian Willoughby,  Radio Prague Int.
« Le 17 novembre, c’est un traumatisme total : j’ai eu vraiment très très peur. Quand j’ai écrit sur cette journée j’ai revécu cette peur. J’avais peur pour ma vie, c’était très violent, on ne pouvait pas s’échapper, il y avait ces hommes en uniformes et armés qui nous ont battus. J’ai paniqué – j’ai peur de la violence physique. »

Etiez-vous seule ?

« Oui j’étais seule, mais j’ai retrouvé une copine et son père. A la fin, les policiers ont formé une sorte de corridor par lequel on pouvait s’échapper mais dans lequel ils frappaient vraiment dur à la matraque en même temps. J’avais trop peur pour passer, mais son père nous a prises sous ses bras et nous a tirées de là, en prenant sûrement quelques coups à notre place pour nous protéger. Je pense que j’étais déjà à moitié inconsciente, pétrifiée par la peur. Je me souviens juste qu’il nous a sorties de ce piège. »

« La rumeur de la mort de Martin Šmíd est une rumeur qui selon moi a déclenché la révolution, parce qu’il s’agissait d’une limite franchie dans la violence qui a poussé notamment les acteurs et les gens du théâtre à entamer une grève. »

Vous souvenez-vous du moment où vous avez entendu cette rumeur ?

« Oui, j’étais tellement choquée. C’est même dans mon journal intime sous la forme exclamative : ‘ils nous tuent !’ – c’est la fin, il faut faire quelque chose. Je pense que c’est une rumeur qui a été très utile. Mais il faut souligner qu’il y avait réellement des personnes hospitalisées avec de graves blessures à la tête, qui avaient pu être en danger de mort, donc c’était une chose très possible. »

C’était une fake news quand même, comme on dit aujourd’hui…

« C’était une fake news, oui, et c’est sûr que cela a beaucoup aidé à ce moment-là. »

A l’origine de cette rumeur, une femme s’est rendue au domicile du couple de dissident formé par Petr Uhl et Anna Šabatová. Petr Uhl a relayé cette fausse information aux médias étrangers, notamment français. Sa fille, la journaliste Saša Uhlová, s’en souvient très bien, même si elle n’avait que douze ans à l’époque :

Saša Uhlová,  photo: Ladislav Bruštík
« C’est mon père qui a fait savoir qu’il y avait un étudiant mort. Ce n’était pas vrai – lui, il pensait que c’était vrai. Et cela a déclenché les grandes manifestations… »

« Moi, j’ai grandi dans une famille opposée au régime donc la révolution de 1989 je l’ai vécue très fortement. J’étais dans les manifs de novembre et celles d’après où même les gens qui ne venaient pas avant sont venus. »

« C’était grand – des émotions très fortes et un sentiment très positif dans la foule, donc je n’étais pas effrayée du tout. Le moment le plus fort qui me reste n’est pas pendant une manif mais le lundi 20 novembre 1989 quand après avoir entendu du bruit dans la rue, on a regardé par notre fenêtre et qu’on a vu une foule de gens qui se rendent place Venceslas. »

« C’est le moment précis où j’ai compris que c’était la fin du régime. J’ai pleuré et encore maintenant quand je le raconte j’en tremble encore. Parce que j’ai grandi dans ce régime et ne pensais pas que ça allait finir. Mes parents voyaient plus loin, mais moi je pensais que j’allais devenir dissidente, que je ne pourrai pas étudier à l’université… Je prenais ça pour acquis et à ce moment-là j’ai compris que je pourrai voyager, étudier ce que je voulais et vivre une vie… libre ! »

"Né en 1989, notre fils a vécu la révolution dans sa poussette"

La plus célèbre des actrices françaises à Prague, Chantal Poullain, était elle aussi dans les manifestations de 1989. Arrivée une dizaine d’années plus tôt, elle avait rejoint en Tchécoslovaquie l’acteur Bolek Polívka, qui allait devenir son mari et le père de son fils Vladimir :

Chantal Poullain dans son appartemen pragois,  avec la photo de son mari Bolek Polívka et de son fils Vladimír,  photo: Guillaume Narguet
« C’était absolument génial. Plusieurs années avant je me disais que ça allait exploser. Bolek et beaucoup de monde me disaient que ce n’était pas possible, que ce n’était pas comme chez les Français, qu’on ne faisait pas aussi facilement la révolution ici… »

« Quelques années plus tard, c’est arrivé ! Et j’ai remercié le ciel que cela arrive en 1989, année de naissance de Vladimír, parce que je me voyais déjà en train de me battre sur certaines choses avec, entre autres, les directeurs d’école… »

« En plus de cela, mon fils est né le 5 juillet 1989 et le 5 juillet 1990, Václav Havel a été élu à la présidence de la République par le nouveau parlement élu démocratiquement. »

« On était en Italie en novembre 1989, parce que Bolek jouait dans un spectacle là-bas à l’époque. Vladimír avait quelques mois et Bolek m’a dit ‘on rentre, il y a la révolution !’ On est rentré à Prague tout de suite. »

« En général je portais Vladimír contre moi, mais je me souviens qu’au retour à Prague j’utilisais une poussette pour la seule fois parce qu’on était du matin au soir dans les rues puis ensuite sur les scènes comme celle du théâtre Na Zábradlí. C’était la fête et notre fils a vécu la révolution dans sa poussette. C’était fascinant, ça devait se passer, au fond de moi je savais que ça allait exploser. »

Place Venceslas - dissidents, artistes et sportifs à la tribune

L’explosion a effectivement lieu en novembre, une semaine après la chute du Mur de Berlin. Dans les manifestations, ce sont quelques-uns des grands noms de la dissidence qui se succèdent à la tribune, à commencer par Václav Havel. Des artistes aussi, et même des sportifs. Le capitaine du Sparta Prague, Ivan Hašek avait pris la parole :

Ivan Hašek | Photo: Tomáš Adamec,  ČRo
« Je tiens à vous saluer au nom de tous les joueurs du Sparta ! Vous remercier d’avoir soutenu l’équipe nationale pendant les qualifications pour la Coupe du monde ! C’est à notre tour maintenant de croiser les doigts et de vous soutenir vous tous ici présents, tous les étudiants, les ouvriers et toute notre nation… Merci ! »

Aujourd’hui l’ancien footballeur professionnel se souvient encore très bien de ce mois de novembre 1989 :

« C’est déjà loin. Mais je n’ai bien entendu jamais oublié. Celui qui a connu l’ambiance qui régnait alors à Prague ne peut pas avoir oublié. Les gens étaient gentils entre eux. Lorsque vous montiez dans le bus ou le tramway, vous pouviez voir sur les visages que tout le monde était positif. Les gens étaient souriants. C’est quelque chose que je n’avais jamais vu avant et que je n’ai jamais non plus revu après. »

« Je pense que cette révolution s’est passée de façon intelligente. Tout le monde voulait un changement, mais il n’y pas eu de morts ni de fanatisme. Je suis fier que les choses se soient passées pacifiquement, que nous ayons été capables de changer le régime de cette manière. »

Ivan Hašek le reconnaît volontiers. Lorsqu’en cette froide journée de novembre, il se retrouve devant la foule réunie sur la place Venceslas, invité à prendre la parole du haut d’un balcon aux côtés de Václav Havel et Alexander Dubček, il n’en mène pas bien large :

Photo: ČT24
« Vous savez, je ne suis pas un révolutionnaire. J’étais capitaine de l’équipe nationale, c’est vrai, mais cela ne veut pas dire que j’avais suffisamment de courage pour parler devant 800 000 personnes. J’ai eu peur mais les choses se sont passées de telle sorte qu’il a fallu que je parle. Comme les jours précédents, je m’étais rendu sur la place Venceslas pour manifester. Puis à un moment, j’ai entendu dans les haut-parleurs qu’on me demandait de monter au balcon. J’étais surpris, parce que, lorsque je suis arrivé, les gens qui étaient autour de moi étaient messieurs Havel et Dubček, Věra Čáslavská et tous ceux qui ont fait la révolution. Et moi, j’étais parmi eux… »

« J’avais peur, mais lorsque j’ai serré la main de messieurs Havel et Dubček, ils m’ont dit d’y aller, que j’étais parmi les premiers intervenants. J’ai dit ‘OK’. Je n’étais pas prêt, je n’avais prévu aucun discours, mais j’ai dit quelques mots et j’ai surtout félicité les gens qui étaient capables de manifester de la sorte. J’ai dit que les joueurs de foot étaient derrière les gens, qu’il y avait une possibilité de changer le régime et que tous ensemble, on pouvait gagner. Cela a été une des plus grands moments de ma vie. »

Ce sont alors tous les joueurs du Sparta Prague qui se joignent à la grève générale. En tant que capitaine du grand club protégé par le régime communiste, Ivan Hašek affirme que si lui et ses coéquipiers n’ont pas hésité à participer aux manifestations à l’issue encore incertaine, ils n’avaient pourtant rien de héros :

« Tous les joueurs du Sparta étaient avec moi tous les jours, à chaque fois qu’il y avait une manifestation. Bien sûr que j’avais peur, j’avais une femme et des enfants. Comme je vous l’ai dit, je n’étais pas quelqu’un de spécialement courageux. Je pense qu’il y avait beaucoup de monde beaucoup plus courageux que moi. Je pense par exemple aux joueurs du Dukla Prague, car c’était le club de l’armée. C’était encore plus difficile pour eux, mais cela ne les a pas empêchés de manifester eux aussi. »

Le retour des exilés

En novembre 1989, Michel Fleischmann est à Paris, où il travaille pour Radio France. Il sent que l’occasion de retourner dans son pays natal approche. Il a dû quitter la Tchécoslovaquie vingt ans plus tôt, après que son père diplomate Ivo Fleischmann décide de faire défection et demande l’asile politique en France.

Michel Fleischmann,  photo: Lagardère
« J’ai embêté la rédaction de France Culture pour qu’elle m’envoie à Prague. Finalement on a trouvé une solution qui me plaisait bien. Ils m’y ont envoyé comme journaliste pour faire un reportage qu’on a appelé ‘Retour chez soi’ »

« Le voyage en voiture que j’ai fait de Paris à Prague en décembre 1989 était vraiment très émotif. Le passage de la frontière vers la ville de Cheb a été particulièrement émotif et… horrible ! On est passé de quelque chose de lumineux en France et en Allemagne avant de rentrer à Cheb dans la grisaille, dans quelque chose dont on parlait et qu’on voyait en photos ou dans des reportages. Mais quand on le voit de visu, c’est vraiment autre chose : ce pays détruit, triste, gris, dans le brouillard. C’était terrifiant et très émotionnel. »

Parce que vous étiez parti vingt ans auparavant, à l’âge de 17 ans…

« C’est ça, c’était en 1969 et à 17 ans vous voyez tout en rose, donc c’était vraiment différent. »

« Et puis je suis allé directement chez ma tante, parce qu’on n’avait pas d’autre endroit où habiter et là c’était très bien de retrouver la famille. »

Aviez-vous pu voir la famille avant ? Des membres de votre famille ont-ils pu vous rendre visite à Paris ?

« Le régime a laissé sortir ma tante quelques années avant pour voir ma mère, qui était déjà très vieille et j’ai aussi vu une de mes cousines, une seule fois en vingt ans. Ce qui est intéressant, et ce dont parle Milan Kundera dans un de ses romans, c’est ce côté émotionnel… »

« … Se retrouver et reprendre la conversation comme si on ne s’était pas quittés pendant vingt ans, avec un sentiment de continuité repris après une parenthèse longue de vingt ans. Et on s’aperçoit que les gens n’ont pas tant changé que ça, que ce sont toujours les mêmes personnes avec peut-être quelques rides en plus…»

Vous avez pris votre micro et êtes allé bosser directement après ?

« L’idée du reportage était celle d’un ‘retour chez soi’, donc on est allé avec mon frère dans l’immeuble du quartier de Vršovice où se trouvait l’appartement dans lequel on a passé notre enfance. L’immeuble était resté tel qu’il était vingt ans avant, l’ascenseur ne marchait toujours pas. »

« On a sonné à la porte de cet appartement, un monsieur nous a ouvert et avant même qu’on se présente il s’est mis à crier : ‘Non, je ne vous le rendrai pas !’ – j’avais mon micro ouvert et l’ai enregistré… On a compris que ça voulait dire qu’il ne voulait pas nous rendre l’appartement. On a appris ensuite que ce monsieur travaillait au niveau du parti communiste. Donc ces gens-là avaient conscience qu’il y avait un changement et que cela porterait atteinte à leur bien-être. Il nous a virés d’une manière rocambolesque – j’ai même eu peur qu’il sorte une arme. »

« On est sortis de là complètement étonnés et effrayés. Mais en même temps on a pu le prendre avec un peu d’humour, parce qu’on savait qu’il y avait un vrai changement en cours. »


De la manifestation étudiante à l'élection de Václav Havel à Prague

17 novembre : manifestation étudiante violemment réprimée

18 novembre : la rumeur de la mort d’un étudiant entraîne un mouvement de grève, d’abord dans les universités et les théâtres

19 novembre : création du Forum civique Občanské fórum (OF) par plusieurs personnalités dont Václav Havel

21 novembre : la première grande manifestation organisée Place Venceslas réunit 200 000 personnes

21 novembre : nouvelle grande manifestation - Marta Kubišová chante la « Prière pour Marta », vingt ans après avoir disparu de la vie publique

23 novembre : les ouvriers des usines se joignent au mouvement et la manifestation réunit 300 000 personnes

24 novembre : démission de membres dirigeants du PC, dont Miloš Jakeš

25 novembre : 800 000 personnes réunies sur l’esplanade de Letná

26 novembre : le Premier ministre Adamec rencontre Václav Havel

27 novembre : grève générale de deux heures suivie par 75% de la population

7 décembre : démission du gouvernement Adamec, Gustáv Husák nomme Marián Čalfa Premier ministre

8 décembre : le Forum civique soutient la candidature de Václav Havel à la présidence de la République

10 décembre : le président Husák démissionne après 14 ans au pouvoir et après avoir nommé un gouvernement composé également de ministres non-membres du PC

17 décembre : les chefs des diplomaties tchécoslovaque Jiří Dienstbier et autrichienne Alois Mock découpent symboliquement le rideau de fer à la frontière entre les deux pays

23 décembre : Jiří Dienstbier refait marcher la pince-monseigneur pour couper les barbelés, cette fois-ci à Rozvadov avec son homologue de RFA Hans-Dietrich Genscher

29 décembre : Václav Havel est élu à la présidence de la République par le parlement, avec les voix des députés communistes