Laurent Binet : « L’attentat contre Heydrich, le plus grand acte de résistance de la Seconde Guerre mondiale »

Laurent Binet

HHhH. Derrière ce titre de roman qui peut, à juste titre, susciter l’interrogation se cache un acronyme : "Himmlers Hirn heisst Heydrich", soit : Le cerveau d’Himmler s’appelle Heydrich. Une expression utilisée par les nazis eux-mêmes pour désigner le chef de la Gestapo et protecteur de Bohême-Moravie Reinhard Heydrich, un des dirigeants nazis les plus redoutables et redoutés du IIIe Reich. C’est à sa figure, mais surtout aux deux parachutistes tchécoslovaques qui l’ont abattu en 1942 que s’est intéressé l’écrivain français Laurent Binet dans son roman paru en 2009 chez Grasset, prix Goncourt du premier roman en 2010. Tout comme Jonathan Littell et ses Bienveillantes ou Yannick Haenel avec Jan Karski, Laurent Binet fait partie de ces jeunes auteurs qui ont investi une époque dramatique qu’ils n’ont pas connue, au moment où les derniers témoins de la Shoah disparaissent peu à peu. Pour cette raison sans doute aussi, son ouvrage s’interroge dans le même temps sur la façon d’écrire un roman historique, sans travestir la réalité. Nous vous proposons à l’occasion de ce 8 mai qui commémore la fin de la Deuxième guerre mondiale une rediffusion de l’entretien accordé par Laurent Binet à Radio Prague.

Laurent Binet
« Je m’appelle Laurent Binet. Je suis professeur de français et j’ai fait mon service militaire, à l’époque où il existait encore en France, en Slovaquie. J’y ai été envoyé pour donner des cours à des soldats slovaques, des élèves officiers dans une école de l’air à Košice. Ensuite j’ai partagé ma vie pendant plusieurs années entre Paris et Prague. »

De ce séjour en Slovaquie puis en République tchèque par la suite, est né un roman, HHhH. Il s’intéresse à un volet important de l’histoire des Tchèques et des Slovaques, l’attentat contre le Reichsprotektor de Bohême-Moravie, Reinhard Heydrich en 1942, commis par deux parachutistes tchécoslovaques, Jan Kubiš et Jozef Gabčík. C’est aussi un événement important dans l’histoire du IIIe Reich, de la Deuxième guerre mondiale, mais qui est peut-être moins connu des Français. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à cette période en général et à ce sujet en particulier ?

L’église Saints-Cyrille-et-Méthode
« Mon père est professeur d’histoire. Depuis tout petit, il a pris l’habitude de me parler d’histoire. Il avait notamment mentionné cet attenta contre Heydrich, sans me donner de détails. Quand j’ai été envoyé en Slovaquie, la première chose que j’ai demandée en arrivant à l’ambassade, au secrétaire de l’attaché à la Défense, c’est des détails sur l’attentat. Les premiers détails qu’il m’a donnés m’avaient intrigué parce qu’il m’a dit que la mitraillette d’un des deux parachutistes s’était enrayée, puis qu’ils s’étaient réfugié dans une église, que les Allemands avaient essayé de les noyer, de les enfumer dans la crypte.
L’église Saints-Cyrille-et-Méthode
Il m’a donné des éléments sur l’assaut final, le siège dans la crypte de l’église Saints-Cyrille-et-Méthode à Prague. Ça m’a intrigué, j’ai commencé à creuser. De fil en aiguille je me suis rendu compte que c’était une histoire extraordinaire et j’ai eu envie de la raconter. C’est à mon avis le plus grand acte de résistance de toute la Seconde Guerre mondiale. Il est assez peu connu en France, et dans le reste de l’Europe. J’avais envie de le faire connaître. »

C’est étonnant qu’il ait été si peu connu puisque pour ceux qui ne le sauraient pas ou l’auraient oublié, Heydrich était l’artisan de la Solution finale. Ce qui n’empêche que cet épisode de l’attentat est passé un peu la trappe, à l’école par exemple.

Reinhard Heydrich
« Je pense que c’est parce que les fonctions de Reinhard Heydrich étaient très secrètes. En tant que chef des services secrets, organisateur de la Solution finale, il n’était pas connu à ce titre à l’époque. Il était connu comme protecteur de Bohême-Moravie et on connaissait ses responsabilités dans la Gestapo. C’était un personnage très secret. Comme il a été éliminé en 1942, après la guerre, quand on a cherché des responsables, ce n’est pas vers lui qu’on a cherché, mais vers Eichmann, l’homme à tout-faire de Heydrich. Eichmann, le subordonné de Heydrich est aujourd’hui beaucoup plus célèbre. C’est lié au fait qu’Heydrich a disparu en 1942. »

Qu’est-ce qui vous a fasciné chez ces deux parachutistes ? C’est vrai que vous dites que c’est le plus grand acte de résistance de la Seconde guerre mondiale... Dans votre roman, vous essayez aussi de reconstituer leurs traits de caractère, car ils sont tous deux très différents. Vous essayez de retrouver ce qu’ils ont fait en Angleterre après leur fuite de la Tchécoslovaquie occupée...

Jan Kubiš et Jozef Gabčík
« C’était d’ailleurs très frustrant d’avoir moins d’informations sur eux que sur Heydrich. Leur acte était un acte de courage et d’héroïsme invraisemblable et j’avais envie d’en savoir plus sur eux. C’était des jeunes gens très courageux, par ailleurs, très sympathiques, très humains, très chaleureux, qui étaient des héros mais avaient une vie d’homme normale. J’ai éprouvé beaucoup d’empathie pour eux. Je suis aujourd’hui plus âgé qu’ils ne l’étaient quand ils sont morts. J’ai beaucoup d’admiration pour ces jeunes gens qui ont accompli cet acte avec beaucoup de simplicité, j’ai l’impression. »

Vous évoquez également toutes les personnes qui les ont aidés, ces personnes qui sont tombées dans les oubliettes de l’histoire, ces familles qui les ont hébergés... Comment avez-vous retracé tout leur parcours ? C’est un travail d’enquête, de Sherlock Holmes, d’historien en fait, puisque certes c’est un roman, mais vous avez fouillé dans les archives. Combien de temps en tout avez-vous mis pour ce roman ?

Miroslav Ivanov
« Ça m’a pris des années. Je ne suis pas un historien. Je n’ai pas fait un travail aussi rigoureux qu’un historien l’aurait fait, je suppose, mais j’ai quand même rassemblé une très grosse documentation. La phase de documentation et de rédaction, ça m’a pris presque dix ans, dont la moitié en documentation. J’ai rassemblé beaucoup d’ouvrages. J’aimerais en profiter pour rendre hommage à Miroslav Ivanov, qui a écrit un document très précieux pour moi. Il avait recueilli beaucoup de témoignages de témoins oculaires, comme celui d’un pompier réquisitionné lors du siège des SS pour noyer les parachutistes, mais aussi ceux des concierges d’immeubles où les résistants s’étaient cachés, d’amis des résistants ou de résistants eux-mêmes, pour les rares qui n’ont pas été éliminés. C’est comme cela que j’ai pu découvrir le réseau de résistants, de familles ordinaires qui ont aidé les parachutistes, dont la figure emblématique est celle qu’ils appelaient la « tante Moravcová ». C’était une petite dame d’une cinquantaine d’années, mariée, qui avait des enfants, qui faisait son marché en journée et le soir, allait porter à manger aux parachutistes. Elle a payé ses activités de sa vie puisqu’elle a croqué une capsule de cyanure quand la Gestapo est venue l’arrêter. »

Pour ce roman vous avez choisi une forme originale. D’abord au niveau de la situation temporelle, puisque vous avez trois niveaux temporels de lecture : la Seconde Guerre mondiale, les années 1990-2000 en gros où vous êtes en Slovaquie et compilez vos renseignements sur l’attentat et vous avez un troisième axe temporel, celui de l’immédiateté, le moment où vous écrivez. D’une certaine façon, le récit, le roman s’écrit sous nos yeux. Tout au long de ce récit, vous dites vous défier du romanesque parce que vous écrivez sur l’histoire. Pourquoi cette défiance, qui est d'ailleurs un peu paradoxale pour un professeur de lettres ?

La plaque commémorative sur le mur de l'église Saints-Cyrille-et-Méthode
« J’avais l’impression que si je voulais vraiment rendre hommage à ces hommes, ces femmes qui ont résisté, il fallait que j’essaye de retracer fidèlement ce qu’ils avaient fait. Et si je commençais à combler les trous, en ayant recours à des scènes de fiction ou à inviter tel ou tel détail que je ne connaissais pas, j’avais l’impression de ne plus parler d’eux, mais de personnages de fiction qui leur ressemblaient mais qui n’étaient plus tout à fait eux. J’aurais eu l’impression de trahir l’Histoire et leur histoire personnelle. C’est pour ça que je voulais rendre compte de cet état d’esprit, pour faire comprendre au lecteur que je ne lui racontais pas qu’une histoire extraordinaire avec un bon scénario, mais que c’était avant tout une histoire vraie, que les protagonistes avaient réellement existé et que ce que je racontais, ça leur était vraiment arrivé. Pour que le lecteur ne perde pas cela de vue, j’ai pensé à expliquer quand j’étais confronté à des doutes, des hésitations, quant à la véracité de certains épisodes et de rendre compte de ces doutes. C’est pourquoi j’ai recours à ce dispositif qui me permettait de me démarquer d’un roman ordinaire. Sachant qu’à l’arrivée je considère avoir eu recours à des procédés romanesques pour raconter cette histoire du mieux possible. Mais je considère que ce n’est pas un roman en ce sens qu’il n’a pas recours à ce qui fonde la spécificité du roman : l’invention, la fiction. »

Pourtant c’est quand même marqué « roman » sur la couverture ! Pourquoi ne pas l’avoir intitulé « essai » alors ?

« Oui, c’est marqué ‘roman’. C’est une convention éditoriale parce qu’en France et ailleurs on ne reconnaît plus que deux catégories : essai et roman. Mon ouvrage n’était pas un essai, c’est un récit qui raconte une histoire. La catégorie ‘histoire vraie’ n’a pas de case dans les librairies. »

Pour terminer, j’aimerais revenir sur votre nom qui a été cité dans une polémique plus vaste qui est intéressante parce que c’est aussi de cela que traite votre roman. Récemment, un auteur français, Yannick Haenel a publié un livre intitulé Jan Karski. Jan Karski était l’émissaire des Juifs polonais aux Etats-Unis pour dire aux Américains que les Juifs d’Europe étaient exterminés. Le réalisateur Claude Lanzmann a accusé Haenel de trahir la mémoire de Karski, d’avoir plagié Shoah et de ne pas avoir fait œuvre romanesque, sinon pour un tiers de son livre. Il ne reconnaît d’ailleurs même pas cette partie romancée comme fidèle à l’histoire. Au contraire, Claude Lanzmann a encensé votre roman comme étant l’inverse de ce qu’a fait Yannick Haenel. Vous avez dû vous retrouver un peu malgré vous au cœur de cette polémique, comment vous situez-vous par rapport à celle-ci ?

« Le projet de Yannick Haenel avait le mérite d’être original, justement en ne se contentant pas d’une forme romanesque habituelle où on mélange allègrement histoire et fiction. Il a eu le mérite au moins de séparer les chapitres proprement historiques des chapitres proprement fictifs. Mais c’est vrai que du coup, le chapitre fictif a peut-être un intérêt littéraire, philosophie ou autre, mais si je m’intéresse à la figure de Jan Karski – et Yannick Haenel m’y a fait m’y intéresser – je vais m’y intéresser d’un point de vue historique. Et la partie romanesque, la dernière du livre, a un intérêt historique assez faible.
Yannick Haenel,  photo: www.livres-coeurs.fr
De manière générale, je suis plutôt contre le monologue intérieur qui est ce procédé où le romancier s’arroge le droit de penser à la place de quelqu’un. Le problème étant quand cette personne a vraiment existé. Une historienne française s’est indignée aussi du livre d’Haenel, qui a dit une formule sévère mais juste, en disant : on entre dans les morts comme dans un moulin. J’ai dû résister à cette tentation, j’en ai eu envie, mais je me suis interdit de recourir au monologue intérieur. J’avais envie de penser à la place de Kubiš et Gabčík, mais je ne saurais jamais ce qu’ils ont pensé et je n’ai pas voulu faire croire que si, je n’ai pas voulu penser à leur place. »

L’anéantissement total du village de Lidice
L’attentat contre Heydrich donnera lieu à une répression sanglante en Tchécoslovaquie dont le tragique symbole est l’anéantissement total du village de Lidice à côté de Prague, deux ans avant Oradour-sur-Glane en France.


Rediffusion du 04/04/10