En 68, l’humour des slogans tchèques pour lutter contre les chars russes

Photo: Štěpánka Budková

Salut à tous les tchécophiles de Radio Prague ! Refrain d’une chanson éponyme, « Běž domů, Ivane, čeká tě Nataša! » - « Rentre chez toi, Ivan, Natasha t’attend ! » est très certainement un des slogans les plus marquants qui ont accompagné l’écrasement du Printemps de Prague en août 1968. Aussi dramatiques les heures et jours qui ont suivi l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie ont-ils pu être, Tchèques et Slovaques n’en ont pas moins pas perdu leur sens de l’humour. Cet humour est devenu un moyen pour eux, impuissants face à la force militaire déployée sous leurs yeux, d’exprimer leur opposition et leur haine de l’occupant. C’est donc à quelques-uns des slogans pleins d’ironie qui ont alors fleuri dans les rues et sur les murs de toutes les villes du pays que nous allons nous intéresser.

Photo: Štěpánka Budková
« Rentre chez toi, Ivan, Natasha t’attend. Rentre chez toi, Ivan, les filles ne t’aiment pas ici. Rentre chez toi, Ivan, Natasha t’attend. Rentre chez toi et ne reviens plus. ». Telle sont les paroles du premier couplet de cette fameuse chanson…

Tchèques et Slovaques auront dû attendre jusqu’en 1991 pour que les plus de 70 000 soldats soviétiques qui opéraient dans leur pays depuis 1968 quittent une bonne fois pour toutes le territoire de l’ancienne Tchécoslovaquie. Un départ qu’ils réclamaient donc depuis vingt-trois ans et qui s’exprimait, entre autres, à travers les paroles de cette chanson composée dans les jours qui ont suivi l’entrée des chars soviétiques le 21 août 1968. Cette chanson commence avec cette phrase en forme d’avertissement : « Vážení přátelé, píseň kterou právě slyšíte jsme nazvali dobře míněná rada » - « Chers amis, nous avons intitulé la chanson que vous êtes en train d’écouter ‘un conseil bien intentionné’ », comprenez donc « Rentre chez toi, Ivan » - « Běž domů, Ivane ». Cet Ivan, nom très courant en Russie et qui évoque entre autres bien entendu Ivan le Terrible, vous l’aurez compris, désigne l’ensemble des soldats russes, tandis que Natasha désigne les femmes russes restées seules chez elles. Historien auteur d’une conférence intitulée « Humor pod pásy tanků » - « L’humour sous les chenilles des chars », Jindřich Marek explique cet usage d’un type de rire bien spécifique :

« Une des réactions marquantes du peuple tchèque à l’occupation du pays par des forces armées contre lesquelles les civils pouvaient difficilement lutter a été précisément de recourir à l’humour. Vous avez plusieurs possibilités pour réagir dans ce genre de situations. Vous pouvez faire des actes terroristes désespérés ou descendre deux ou trois soldats, mais tout cela ne fait généralement que provoquer une nouvelle vague de répression. Vous pouvez aussi protester de façon pacifique et manifester votre résistance passive avec une résignation propre aux bouddhistes par exemple. Les Tchèques, eux, ont choisi une troisième possibilité. Après le choc de l’agression le 21 août, une fois les larmes versées et l’amertume ravalée, ils ont recouru à une forme d’humour noir pour se moquer de l’occupant. C’est une façon de faire très humaine et même sympathique. Ce qu’ils ont voulu exprimer, c’est qu’ils refusaient de se comporter comme les occupants, ils refusaient de tuer pour rester des hommes dignes. Ils ont voulu faire comprendre aux occupants à quel point ils étaient de pauvres types ridicules. C’est ainsi que de nombreux slogans, affiches, inscriptions et autres jeux de mots sont apparus un peu partout. »

La rue Vinohradská en août 1968 | Photo: Archives de ČRo
Parmi ces slogans, citons donc par exemple « Pijte svoji vodku, nepijte nám krev », soit « Buvez votre vodka, ne nous buvez pas le sang ». D’un point de vue sémantique, ce slogan est particulièrement intéressant essentiellement en raison de la présence de l’expression « pít krev », soit littéralement « boire le sang » ou plus précisément « boire le sang de quelqu’un » - « pít někomu krev ». Il s’agit là d’une expression tchèque qui signifie « rozčilovat », soit donc « énerver, exaspérer, agacer » ou encore à un degré moindre « popouzet » - « irriter ». Quelqu’un ou quelque chose peut « boire le sang » d’un Tchèque, c’est-à-dire « lui taper sur les nerfs », le mettre en colère, voire de mauvaise humeur. « Boire le sang » ne doit donc pas être mis en rapport avec l’expression française « sucer le sang », qui lui ressemble pourtant fortement de prime abord. En effet, « sucer le sang » signifie « exploiter quelqu’un », on peut même le « sucer jusqu’au dernier sou » ou encore « jusqu’à l’os ou à la moelle », soit alors le ruiner complètement, tirer un maximum de choses et de profits d’une personne ou d’une situation.

Toutefois, derrière l’appel lancé par les Tchèques aux Russes à se contenter de sucer ou de boire leur vodka et à laisser les autres en paix en ne buvant pas leur sang, se dissimule également l’idée d’un certain vampirisme, presque au sens propre du terme. Il s’agit alors du monstre russe, ce revenant dont on ne sait se débarrasser, cet Ivan que l’on supplie pourtant de rentrer chez lui pour y retrouver sa Natasha, qui se nourrit du sang des peuples soumis à sa dictature pour en tirer sa force vitale, sa puissance politique, militaire ou encore idéologique. On pense là alors par exemple aussi à la répression beaucoup plus sanglante que celle qui fut celle du Printemps de Prague de l’Insurrection de Budapest douze ans plus tôt.

Autre slogan marquant de cet août 1968 : « Se Sovětským svazem na věčné časy a ani o den déle » - « Avec l’Union soviétique pour l’éternité et pas un jour de plus ». Cette formule est ici un détournement d’un slogan de la propagande communiste que l’on pouvait voir dans les rues de Tchécoslovaquie qui prétendait « Se Sovětským svazem na věčné časy a nikdy jinak! », soit « Avec l’Union soviétique pour l’éternité et jamais autrement ».

Les Tchèques appelaient aussi les malheureux soldats russes qui occupaient rues et places des villes du pays à prendre la route du retour vers Moscou avec le slogan « Civilizaci jste už poznali, tak táhněte domů », soit quelque chose comme « Vous savez ce que l’est la civilisation maintenant, alors rentrez chez vous » ou même « cassez-vous, fichez le camp », car le verbe « táhnout » a davantage ce sens de « décamper », « filer ».

Les soldats russes, Ivan et tous les autres, ont finalement bien foutu le camp et sont rentrés chez eux. Les slogans, eux, sont néanmoins restés. Nous en reparlerons donc dans notre prochaine émission. D’ici-là, portez-vous du mieux possible - mějte se co nejlíp!, portez le soleil en vous - slunce v duši, salut et à bientôt - zatím ahoj!