Lustration, une purification ‘à la tchèque’ du passé communiste

Photo: Archives de Radio Prague

Actualité oblige, c’est à un mot très particulier de la langue tchèque auquel nous allons nous intéresser pour cette fois. Un mot d’autant plus particulier qu’il est tchèque… sans l’être. Il s’agit du mot « lustrace » - lustration, et nous allons nous efforcer de vous expliquer pourquoi…

Andrej Babiš,  photo: CTK
Depuis son adoption en 1991 par l’Assemblée fédérale tchécoslovaque, la loi dite de lustration – lustrační zákon, refait parler d’elle à intervalles plus ou moins réguliers. Cela a encore été le cas cette semaine suite à l’annonce faite par le Château de Prague selon laquelle le président de la République, Miloš Zeman, ne nommerait aucun membre de la prochaine coalition gouvernementale dans l’impossibilité de présenter ce qui est appelé un « čisté lustrační ovědčení », littéralement une « attestation (ou certificat) de lustration propre », en français on dirait sans doute plutôt négatif. Nous l’avons expliqué mardi dans nos émissions, cette exigence du chef de l’Etat vise essentiellement le milliardaire Andrej Babiš, président d’ANO (Action des citoyens mécontents), un mouvement qui a terminé deuxième des récentes élections législatives. En Slovaquie, son pays natal, Andrej Babiš est en effet soupçonné d’avoir été un agent de la StB, le service de renseignements sous l’ancien régime communiste. Même s’il s’en défend et qu’il a intenté une action en justice en Slovaquie afin de laver son nom, Andrej Babiš figure sur les listes des confidents ayant collaboré consciemment avec l’ancienne police secrète.

Photo: Archives de Radio Prague
Car c’est bien de cela dont il s’agit et qui figure dans le « sens tchèque » du mot lustrace, un mot que l’on ne peut traduire en français autrement que par « lustration ». En tchèque, la « lustrace » désigne une action visant à mettre au clair la collaboration des individus avec la police politique du régime communiste et à interdire aux personnes compromises de participer à la vie publique. En d’autres termes, il s’agissait donc à l’origine de vérifier les antécédents pour démanteler le passé de l’héritage totalitaire, d’une mesure de « décommunisation » devant servir à protéger les nouvelles institutions démocratiques de l’Etat des anciens agents et autres collaborateurs des services secrets de l’ancien régime. Ainsi donc pour le principe de cette fameuse loi de lustration, qui, aujourd’hui encore puisque le texte reste en vigueur, constitue un des symboles des premières années de la transformation politique de la Tchécoslovaquie post-communiste.

D’un point de vue linguistique, le terme « lustrace » dans ce sens concret est tout aussi intéressant. D’abord parce qu’il s’agit d’un néologisme, ce sens « d’incrimination » des anciens collaborateurs de la police secrète étant apparu au début des années 1990. Car avant l’apparition de ce nouveau sens, l’origine du mot « lustrace »était autre, comme nous l’avait expliqué le philosophe et professeur Jan Sokol en 2011, lors du 20e anniversaire de l’adoption du lustrační zákon. Ancien dissident, Jan Sokol était député à l’Assemblée fédérale tchécoslovaque en 1991. Il nous avait donc précisé l’origine de« lustrace » :

Lustratio dans la Rome antique,  photo: Radomil,  CC BY-SA 3.0 Unported
« C’est un terme latin. Dans la Rome antique, il y avait une lustration tous les quatre ans. Chaque citoyen devait se présenter à une cérémonie au cours de laquelle était confirmé son statut de citoyen. Dans l’Antiquité, il y avait aussi l’eau lustrale dont on arrosait le peuple pour le purifier, dans le sens public de ‘pur’ au sein de la cité. Aujourd’hui, cela signifie rétablir une certaine pureté des organismes de l’Etat. »

Ce sens décrit par Jan Sokol est également celui que l’on retrouve dans les dictionnaires de la langue française. Ceux-ci mentionnent que « lustration » est un nom féminin provenant du XIVe siècle et emprunté du latin « lustratio ». Il s’agissait, dans la Rome antique, d’une cérémonie, d’un rite de purification d’une personne ou d’un lieu, voire d’une chose, par exemple des armes avant un combat ou une bataille. Seule précision, un lustre désignait un sacrifice pratiqué tous les cinq ans, et non pas quatre comme l’affirme Jan Sokol. Quoiqu’il en soit, quatre ou cinq ans représentent une période relativement longue, d’où l’expression bien connue en français « il y a des lustres que… », c’est-à-dire « cela fait très longtemps » que quelque chose ne s’est pas produit.

Pour en revenir à la langue tchèque, le néologisme « lustrace », dans le sens donc de « purification d’une collaboration avec le régime communiste », équivaut en français aux notions d’intégrité, d’honnêteté et plus encore peut-être même de probité, à savoir une observation rigoureuse des principes de la morale. Toutefois, ce second sens, le sens tchèque en quelque sorte, ne figure pas dans les dictionnaires français. C’est du moins ce qu’il semble. Nous avons posé la question à l’Académie française, mais notre demande est pour le moment restée sans réponse. Pourtant, ce sens de « lustration » introduit par les Tchèques a ensuite été repris par les autres pays d’Europe centrale et de l’Est confrontés au même souci du traitement de leur sombre passé totalitaire lors de leur transition vers la démocratie, même si certains d’entre eux lui ont donné des contenus différents. La majorité de ces pays ont eux aussi adopté une législation proche de celle toujours en vigueur en République tchèque, où donc quiconque avait été fiché comme agent ou collaborateur de la StB entre 1948 et 1989 est interdit d’accès à toute fonction au sein du gouvernement, du pouvoir judiciaire, de la police, de l’armée, des services de renseignement ou encore de la banque centrale.

Enfin, ce qu’il est encore intéressant de noter, c’est que si ce second sens de « lustration » ne figure pas dans les dictionnaires français, le mot est couramment utilisé par les journalistes francophones, l’exemple à la fois le plus récent et le plus médiatisé étant l’entrée en vigueur en Pologne en 2007d’une nouvelle loi de lustration, texte qui complétait une première loi adopté dix ans plus tôt. Et là encore, pour vaincre les démons du passé, il s’agissait à la fois d’un processus de purification dans le sens latin du terme à travers une vérification du passé des individus à l’époque communiste, cette fois dans le sens tchèque de « lustrace ».

C’est sur ce constat somme toute assez étonnant que s’achève ce « Tchèque du bout de la langue ». On se retrouve dans quinze jours pour d’autres découvertes sur la langue tchèque. D’ici-là, portez-vous du mieux possible - mějte se co nejlíp !, portez le soleil en vous - slunce v duši, salut et à bientôt - zatím ahoj !